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marchent, processions interminables, de fourmis arrieras, si nombreuses en ce pays. Chacune en effet porte diligemment vers des agglomérations mystérieuses, au sein de fourrés impénétrables, un petit fragment de feuille scié par elle et toujours vert.

Et ce rôle de convoyeuses leur a fait donner le même nom qu’aux muletiers, aux péons qui marchent en arrière des charges. Du reste, à quoi emploient-elles au juste ces matériaux si infatigablement accumulés ? Et quelle nécessité bizarre les pousse à leur faire parcourir tant de chemin dans des régions où les feuilles, Dieu merci, ne manquent point ? Ou bien si c’est une spécialité de verdures qu’elles recherchent, pourquoi ne trouve-t-on point leurs nids ou leurs cités au pied même des arbres qui les engendrent ? Mystère. Mais la vieille leçon, toujours présente, toujours vraie, que ce labeur fiévreux, indifférent aux plus torrides climats ! D’où vient-elle, cette notion supérieure d’activité ? Que peut-il se passer dans l’encéphale d’une fourmi ?

Cependant, vers la droite, on découvre encore par intervalles, entre les rochers, les belles sinuosités du fleuve, brillantes au creux des vallons boisés. Des bosquets se succèdent, dont un va-et-vient continu anime les berceaux murmurans ; troupes de mules qui reviennent à vide, les flancs saignans, mais allègres, et dont on ne peut éviter que par un écart très rapide la bousculade indifférente et aveugle, — arrieros qui les suivent à pied et dont le chapeau s’enlève en nous apercevant. (Je définirais mal l’espèce de compassion très particulière qui m’envahit chaque fois, à regarder ces faces soumises et comme effacées, de fidèles serviteurs, à leur rendre, en ami, ce salut souligné d’un regard si humble dans leurs pauvres yeux bons.)

Un peu plus haut, les croupes des élévations qui nous éteignaient se reculent. Alors la vue erre, reposée sur de riches savanes pleines de bestiaux au pâturage. Dans le resplendissement du jour déjà chaud, les pentes herbeuses s’étagent, où le chemin a creusé son sillon mince et têtu. Toutes les demi-heures généralement, on voit apparaître au bord d’un champ, sur une lisière de bois, la maison rustique peinte de chaux, que gardent les bœufs familiers, qu’environnent les chiens et les piscos, ces dindons américains au corps effilé, et les marmots surtout, minuscules bonshommes à la figure trop grave pour leur âge, mais trottinant au milieu de tout cela, baptisés de boue, les yeux d’émail noir, de curieuses prunelles indiennes éclatant dans leur masque de