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fuites d’ombres et de rayons dans des profondeurs engageantes. On ne les voit pas s’écrouler en cascades monotones, sur des lieues et des lieues, du faîte des colosses dans la rivière même. Et surtout, leurs nuances sont plus vives, plus claires. Elles vont plus allègrement du jade à l’émeraude. Ce n’est plus le vert sombre, vernissé, le vert anglais de la jungle africaine. Tout cela est colossal et tout cela est léger.

Nous y voici donc, au cœur de ces territoires du soleil où volent les oiseaux splendides, où, toujours, les bandes de crocodiles, allongées sur la vase, contemplent, les yeux mi-clos, le miroitement des ondes. Rien ne les trouble, ces rois du Magdaléna. Pas même ils ne daigneraient s’éveiller de leur torpeur quand notre maison flottante, dans son bruit de roue et sa fumée frôle les relais de sable où s’alanguissent leurs sommeils ; tant ils se comprennent bien les vrais maîtres de ce royaume des eaux où les alligators ont devancé les hommes.

Et, tandis qu’accoudé au bastingage je regarde, de mes prunelles inlassables, défiler toute cette nature, toute cette débauche équatoriale engourdie et fastueuse, la chanson de mandoline, que j’aime tant, s’égrène encore, plaintive, tendre, par la flambée sans merci, par le farouche décor d’eaux et de verdures, soupir comme jamais phrase humaine n’en exprima… Le Paso de la Reina… Et l’on entend, l’on voit, dans quelque rue de Tolède, par une journée ensoleillée comme celle-ci, la petite ombre parcimonieuse au long des murs… Et puis la Reine qui passe, la Reine, belle comme un ange dans sa robe de satin et d’or, et qui, toute reine qu’elle est, ne peut s’empêcher de s’arrêter, surprise ; d’écouter, ravie ; de s’approcher, respirant bien bas, jusque sous la fenêtre grillée d’où s’échappe l’enchantement, le refrain de guitare…

Et je suis un peu, en l’écoutant, moi aussi, pareil à la reine de Tolède ; une association mystérieuse mais très intime unit pour moi le spectacle de ce monde inviolé aux sonorités qui s’y accrochèrent ; — et je ne puis plus contempler les panaches de ces futaies, leur éternel été, la rivière noyée dans sa torpeur chaude, sans entendre aussitôt le murmure de mandoline si désolé, si souriant, comme une de ces obsédantes mélopées sur lesquelles on dirait qu’à de certaines heures soit filée la vie.

À Puerto Berrio, qui se chauffe au soleil devant une boucle du Magdaléna encore un peu plus grandiose que les autres, on