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Au-dessous de moi, un peu de lumière, filtrant de la chaufferie, permet d’apercevoir, dans un faible rayon, les fils d’eau blanchâtres, verticaux sur l’impétuosité du courant qui s’épand, d’une nuance marron fauve, chocolat léger. Et je me prends brusquement à rêver de toutes ces ténèbres, de tous ces silences entassés devant, derrière moi, et je me vois moi-même, perdu dans ce grand pays de nuit, seul et si loin de chez moi, devant cette triste pluie qui ne cesse pas de tomber…


Avec la deuxième journée de ce voyage, l’aspect de la contrée ne subit point encore de modification bien sensible. Ce sont à satiété les mêmes régions forestières, le velours d’arbres qui couvre la terre équatoriale ; parfois elles sont aménagées, plus souvent elles apparaissent dans leur pleine sauvagerie primitive et superbe, menaçante, enchevêtrée ; ou bien, s’arrêtant soudain, elles font place à des océans d’herbes, semés de bétails à l’engrais, surmontés par la fière silhouette du vaquero.

Nous sommes toujours loin pourtant de ce cœur extraordinaire et annoncé de l’empire végétal. Nos yeux auront-ils gardé assez de curiosité lorsque nous y arriverons ? Avec le resserrement obligé de la vie du bord, les lourdes heures d’inaction, le vide parfait de l’existence, les passagers du Vicente Lafaurie se sont bientôt aperçus les uns des autres et de petites coteries commencent à s’organiser. L’élément national domine naturellement. Il y a d’aimables gentlemen bogotans qui rentrent de Paris, chez eux ; puis deux ou trois Français en route également pour cette capitale où ils résident et dont la compagnie ne fut point pour moi un des moins heureux hasards de cette traversée ; il y a enfin, voyageant avec leurs familles, un essaim de jeunes Colombiennes toutes séduisantes et dont quelques-unes ont des traits de captivante grâce. Quel charme, vraiment difficile à pénétrer mieux qu’ici, dans ce perpétuel sourire un peu rêveur, dans l’insouciance si frêle, si gaie, de leur ronde heureuse traversant ainsi presque sans s’en douter les plus formidables selves du Nouveau Monde pour s’exiler au cœur frileux des Andes ? Elles sont si jeunes, si jeunes, mon Dieu ! Et l’une d’elles, surtout, qui effleure la guitare comme un chérubin de Raphaël, comme elle est jolie, dans son teint mat, avec ses grands yeux levés où tombe la lumière et ces cils rêveurs que Murillo prêta à la vierge de sa Conception ! Oui, il émane réellement une émotion raffinée d’une telle ingénuité