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cactus, des vols furtifs d’oiseaux des Mille-et-une-Nuits, grues au plumage de neige, turpiales noirs et jaunes, et ces prestes, ces somptueux perroquets au des tout d’azur, au ventre orangé, aux pennes effilées, qui portent le nom indéfinissablement imitatif de guacamayas.

Enfin, immuable, le héron, l’oiseau féodal, qui vole au-dessus du fleuve, le cou rengorgé, les pattes allongées derrière lui, comme un S replié, glissant contre la cime des forêts bleuies.

Par hasard, nous croisons quelque autre bateau, frère du nôtre, et qui descend, lui, emporté à vive allure. On voit ses deux étages, sa haute tourelle bleue, ses deux cheminées noires à l’avant, telles les antennes d’un grand insecte aquatique. Et, en échangeant de loin les rauques, les tristes mugissemens d’usage, nous nous représentons mieux l’effet que nous devons nous-mêmes produire, avec notre grande carapace flottante, étrange parmi cette succession de barbares, d’immobiles magnificences qui seront désertes pour nous, sauf en quelques points habités, sur tout le parcours de notre navigation.

Çà et là, pourtant, des domaines cultivés s’y aventurent ; on distingue les touffes lancéolées des bananiers, le vert jaillissant de la canne à sucre, le moutonnement rabougri du café, la végétation plus noire et plus éprise d’ombre des cacaoyers. Tout cela, d’ailleurs, venu confusément à même la forêt, touffu, serré, sans barrières contre ses frondaisons surplombantes, mais victorieux pourtant des écrasemens, des poussées, jusqu’à former, finalement, une succession ininterrompue de plantations orgueilleuses ou humbles, toutes entêtées, que nous côtoyons jusqu’au soir.

Avec la nuit, théâtrale et soudaine, on atteint Calamar d’où part le railway qui se dirige sur Carthagène.

Et là, comme nous sommes arrêtés, silencieux, le long de la rive noire où pas une forme ne bouge, en quelques secondes, la pluie se met à tomber. Oh ! elle tombe, elle tombe, fiévreuse dans l’ombre chaude, en hâte comme si le temps lui manquait, avec son crépitement multiplié sur notre toit de zinc et un petit bruissement fugitif, nerveux, lugubre à faire pleurer. On dirait que toute la tristesse de cette journée ardente, accumulée là-haut dans les suprêmes zones ensoleillées de l’air, descend maintenant en millions de gouttelettes à travers cette obscurité. Tout est immobile à bord, tout est endormi. On n’entend pas d’autre bruit que cette mince cascade continuelle s’épanchant de tous côtés.