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Dites-leur que la grandeur d’une nation est formée d’élémens plus nombreux, plus complexes, parfois plus rudes. Au jugement commun de l’Europe, la véritable Exposition universelle, celle qui comptera pour l’histoire, se fait à cette heure en Chine ; elle se fait avec la manifestation des forces de chaque État, avec le classement de son influence. Nos soldats sortiront de cette épreuve à leur honneur, nul n’en doute. On voudrait être assuré que les directeurs de notre politique en sortiront de même. Ils y auront d’autant plus de mérite que l’Exposition fut pour eux une lourde gêne : et c’est la plus grave objection qu’on puisse faire à ces encombrantes solennités. Durant une longue période, elles paralysent la liberté d’action d’un pays, elles le divertissent de ses intérêts essentiels. Nos ennemis le savent bien, nos amis aussi. Au début des complications chinoises, un des grands journaux russes, le plus fidèle à l’amitié française, commençait ainsi son bulletin attristé : « La France traverse une étrange période qu’on pourrait appeler la période de l’hypnose expositionnelle. Voici déjà plus d’une année que tous les intérêts, toutes les entreprises, toute la vie gouvernementale, toute l’activité politique sont subordonnés à cette unique considération : ceci ne nuira-t-il point à l’Exposition ? »

Espérons que cet engourdissement n’aura pas nui à notre action extérieure. S’il en devait être autrement, les bénéfices aléatoires de l’Exposition nous reviendraient cher. Infiniment trop cher, si le bon sens public se laissait empoisonner par une idée fausse, si notre peuple écoutait les endormeurs qui lui vantent comme une gloire non pareille l’honneur d’héberger l’univers devant une halle bondée de marchandises. Que cette lâche conception de la grandeur s’insinuât dans les cœurs, qu’elle en bannît des aspirations plus viriles, et l’on pourrait bien rouvrir tous les dix ans une Exposition, l’emplir de meubles et de bijoux, de restaurans et de théâtres forains ; on pourrait y édifier des palais de staff surchargés de « staffeuses, » y donner des banquets et des fêtes babyloniennes ; s’il n’était pas éveillé par quelque secousse salutaire, le peuple qui n’aurait plus d’autre moyen de primer dans le monde risquerait de présenter à ses hôtes, dans son Exposition jubilaire de l’an 2 000, un miroir colossal où ces étrangers ne verraient que la décadence de leurs amuseurs.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.