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s’orienter à travers ces ivoires, ces bois, ces émaux, ces orfèvreries ; chacun y discernait sans peine les évolutions de l’idéal français dans les arts décoratifs.

On le voyait naître, on l’entendait vagir, tout gauche encore et hiératique, dans les cryptes des basiliques romanes, dans les tabernacles de l’abbaye de Conques. Toujours brûlant de foi, uniquement tourné vers le ciel, il devenait maître de ses procédés au XIIIe siècle, il les portait au plus haut degré de perfection dans les âges suivans ; les âmes mystiques de ses Vierges s’incarnaient en des corps d’une savante réalité. Aux premiers souffles de la renaissance italienne, il retournait se retremper à la source antique, et bientôt il descendait du ciel sur la terre, en passant par l’Olympe païen. Il goûtait aux ivresses des sens, il s’abandonnait aux suggestions de la nature. Avec les ressources des nouvelles industries d’art qu’il créait, il exprimait les idées et les formes qui bouillonnaient dans son imagination laïcisée. Grave et noble jusqu’à la fin de Louis XIV, alors même qu’il se jouait aux allégories mythologiques, la sévère discipline du grand siècle le contenait dans la décence chrétienne. Le XVIIIe siècle l’émancipait ; il perdait jusqu’au souvenir de ses pieuses origines, il glissait dans la grasse sensualité d’un Clodion ; amolli, débridé, polisson, mais toujours élégant et spirituel ; inférieur peut-être par l’imagination, supérieur à tous ses rivaux d’Europe par la mesure et le goût chez le dessinateur, par la conscience de la main chez l’ouvrier.

Était-ce la curiosité seule, ou le dilettantisme, qui nous ramenait si souvent aux chefs-d’œuvre de nos vieux ornemanistes ? Non. Chacun ressentait dans leur compagnie des émotions et une fierté dont les raisons apparaissaient bientôt. Ce vaste trésor nous révélait une veine mal explorée de notre génie national, des puissances, qu’on ne lui soupçonnait pas, et, à certains momens de son histoire, une rivalité qui soutenait presque les comparaisons avec la divine Italie. La satisfaction de retrouver ces titres de noblesse se doublait d’une piété filiale pour ceux qui nous les ont légués. Sous les dieux officiels du grand art, dont nous connaissions la place et les mérites, une innombrable lignée d’artistes obscurs se découvrait à nous. Notre admiration évoquait les imagiers anonymes qui ont ciselé ces vases d’or et taillé ces Vierges d’ivoire ; elle s’attachait à l’héroïque labeur, aux divinations scientifiques d’un Bernard Palissy ; elle glorifiait ces