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décrété l’abaissement de la France. Il ne s’en est trouvé que cent sept autour de Gambetta et de Chanzy. Mais par compensation, c’est à l’unanimité moins cinq qu’ils ont acclamé la déchéance de l’Empire. On aurait dit, à leur empressement à piétiner cette chose morte, des coupables se déchargeant sur le cadavre.

Tête tournée, M. Du Breuil, dont les cordes du cou se tendaient dans un effort, — il ne pleurerait pas ! — lentement fit face. Et regardant Poncet dans les yeux, il l’approuva, d’un silence austère. Prêt à repartir, venu de Lyon, où il commandait au 26e corps un nouveau régiment, il semblait compter pour rien, sur ses hautes épaules à peine voûtées, le poids de Beaune-la-Rolande, de Villersexel et de la Lisaine, les fatigues de la retraite, les périls inouïs de son évasion avec d’Avol. Poncet, ne se maîtrisant plus, s’arrêta de nouveau ; il désignait les autres déjà loin :

— C’est donc pour rien qu’ici, comme dans toute la France, on pleure les morts ! Ou plutôt, c’est pour livrer comme du bétail un million de nos frères, la chair de notre chair, les os de nos os, c’est pour payer les cinq milliards, que tant de braves gens se sont fait tuer, que le petit Eugène a quitté pour toujours sa femme et son enfant, c’est pour cela que le vieux Jean Réal dort sous terre ! Vous rappelez-vous, Du Breuil, au dîner de noces ? Il disait : « Soldat ou non, que chacun prenne son fusil, combatte sans répit, sans quartier ! »

— Certes oui, dit M. Du Breuil, je me souviens. Et, sur un silence : — Cinq milliards ! Tant d’or pour que les Prussiens s’en aillent d’ici ! Au lieu de le mettre à la défense, et que pas un n’en sorte !

Poncet reprit, après quelques pas :

— Le grand malheur, voyez-vous, c’est que ces gens-là aiment mieux laisser périr la France que de la sauver par la république. Pour eux, Gambetta, les hommes de la Défense, ce sont des charlatans qui ont mis le gouvernement sous le gobelet. Nous sommes « une bande ! » Des questions de politique ont divisé le pays quand une seule pensée aurait dû l’unir. Mais voilà, cette guerre voulue par l’Empire, acclamée par quelques braillards, le pays ne la souhaitait pas. Et, le jour où l’esprit de conquête allemand l’a faite nationale, il n’a pu, dominé par ses intérêts matériels, affaibli par la jouissance du bien-être récent, s’élever à la hauteur de l’abnégation et du sacrifice. Il a courbé le dos, ne se redressant que contre ceux qui voulaient le forcer à se battre.