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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

solait, supputant à chaque fois l’occasion manquée, suivant d’un regret cette chance qui ne se représenterait peut-être plus, le colonel Du Breuil souffrait aussi, mais de voir ses soldats courber l’épaule. Ainsi, on en était là : ils avaient peur ! Les cadets des braves de Kabylie, de Crimée, d’Italie, de Chine et du Mexique, les soldats avaient peur. On jetait les fusils par centaines. Le flot des débandés allait croissant. Devant le remblai de Saint-Ferjeux, on pilla des wagons de vivres ; on jeta des caisses d’habits et de pantalons à des brasiers hâtifs. Des pains de sucre sur deux pierres flambaient, comme des bûches. Les chevaux qui tombaient ne se relevaient plus ; leurs charognes emplissaient les fossés. Des traînards exténués envahissaient les gares, y couchaient la nuit, et le lendemain, on enlevait des cadavres. Quand on fut sous Besançon, il ne restait de l’armée de l’Est que le nom.


Tandis que Bourbaki ramenait à leur point de départ ces troupeaux d’hommes incapables de se battre désormais, et que Freycinet, ignorant de la situation, échafaudait de nouveaux plans de campagne, tous deux comptant que Garibaldi veillait sur la gauche, l’armée de Manteuffel, composée des IIe et VIIe corps qui couvraient vers Montargis et Auxerre le blocus de Paris, forçait de vitesse, volant au secours de Werder ? Du 13 au 17, partie de Châtillon-sur-Seine, elle se glissait entre Langres et Dijon, traversait hardiment cette région montagneuse, aux gorges profondes, aux bois impénétrables. Pas une fois, les Garibaldiens n’avaient essayé de l’arrêter, dans ces défilés où une poignée d’hommes eût tenu une brigade en échec. Ricciotti se repliait en hâte. Le 17 au soir, Manteuffel était maître sans combat de la vallée de la Tille, de la route de Vesoul ; mais, apprenant la retraite de Bourbaki, il se décidait alors, avec une admirable audace, à une marche nouvelle. Aller rejoindre Werder ? On n’arrivait ainsi qu’à rejeter l’armée de l’Est vaincue sur Lyon. Tandis qu’en faisant un brusque à droite, vers Gray, Dôle, en se faufilant entre Dijon et Besançon, — Werder poursuivant l’offensive, — on coupait Bourbaki de sa base. Il fallait pour cela renoncer à ses propres communications, escompter la chance ; mais on séparait de la France l’armée de l’Est, on la rejetait en Suisse ! Le 19, au soir, Manteuffel couchait à Gray ; le 21, il entrait à Dôle ; le 22, il franchissait le Doubs sur quatre ponts laissés intacts ; le 23, il refoulait Cremer à Dannemarie, s’emparait des positions