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et insatiables convoitises, ce jour-là mérite d’être inscrit à une place tout particulièrement élevée dans les fastes de l’humanité et de la civilisation. Et, chose plus admirable encore, depuis soixante-dix ans tout à l’heure que cette promesse a été faite, bien que les occasions et la tentation de l’enfreindre n’aient pas manqué, elle n’a pas été violée : preuve évidente que c’était œuvre à la fois pratique et morale, ratifiée par la raison autant que par la conscience publique. L’histoire n’a pas souvent un tel hommage à rendre à la politique et surtout à la diplomatie.

La part principale que M. de Talleyrand prit à cette salutaire résolution est incontestable. Au mérite d’en concevoir l’idée, il joignit celui d’en poursuivre l’accomplissement, sans se laisser distraire ni émouvoir par l’impatience et l’ingratitude des Belges eux-mêmes et par l’agitation que causait l’incertitude de l’élection royale, qu’il jugeait plus superficielle que profonde. Convaincu que Louis-Philippe lui tiendrait parole et ne détruirait pas son œuvre pacifique pour le plaisir de mettre une couronne tremblante sur le front de son fils ; jugeant que, si l’Angleterre pouvait bien être tentée de nous jouer un tour en laissant arriver un candidat qui fût désagréable à la France, elle ne pousserait pas la mauvaise plaisanterie jusqu’à lui permettre de régner, il suivit tranquillement sa voie sans jeter un regard au dehors. L’essentiel était d’affranchir et de constituer le royaume : on finirait toujours bien par lui trouver un roi.

Chacun sentait si bien, et dans la Conférence et autour d’elle, l’importance de la résolution qu’on allait prendre, que ce fut l’objet d’une longue et orageuse délibération qui ne dura pas moins de huit heures consécutives et sans relâche. Une vive résistance fut opposée principalement par le ministre prussien, M. de Bulow. La Prusse, évidemment, ne pouvait voir sans regret cette vaste brèche définitivement faite à la puissante ligne d’agression et de défense organisée en 1814, qu’un lien de solidarité et de continuité rattachait aux mesures protectrices de ses provinces de la rive gauche du Rhin. Dans la pensée même de M. de Talleyrand, un complément aurait été sinon tout à fait indispensable, au moins souverainement utile et pour la sécurité de notre territoire et pour l’intérêt de la paix générale : c’eût été de comprendre dans la neutralité proposée le grand-duché de Luxembourg, partie essentielle du menaçant ensemble qu’on se voyait contraint de détruire. Il en fit et même en soutint, paraît-il, avec assez