Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/27

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
23
LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Au risque de voir l’armée, sans le ressort du combat, fléchir soudain, la retraite était décidée. À peine les ordres furent-ils donnés, que, laissant Belfort à l’abandon, l’immense amalgame des corps s’ébranla. Et aussitôt, ces milliers d’hommes, gangrenés de souffrances inouïes, entrèrent en décomposition.

Sous son hangar, à Saulnot, Henri vit le soir même refluer, intarissablement, une coulée d’hommes, de chevaux, de canons et de voitures. Par toutes les routes des vallées de l’Ognon et du Doubs, vers Besançon qu’elle traversait dix jours avant, l’armée de l’Est, sous un vent de déroute, fuyait l’orage noir qui accourait sur son flanc. Bataillons, escadrons, batteries se répandaient, s’enchevêtraient. Les divisions, les brigades, les régimens s’en allaient par lambeaux, sans rien maintenant qui les reliât, que l’instinct de vivre. Une confusion énorme mélangeait le sillon des colonnes au refoulement des convois. Vingt fois, Henri et Rombart faillirent être emportés dans le remous. Leurs voitures, renversées au fossé, furent durant la première nuit brûlées par des cuirassiers, pour alimenter le feu où ils faisaient sécher leurs manteaux. Rombart, assis sur les cantines du colonel, sauvées à grand’peine, restait pensif en se rôtissant les semelles. Il avait vu de drôles de choses, expliqua-t-il à Henri, dans sa campagne de Crimée. Jamais ça ! Le jeune homme, au récit cette fois certain de la défaite, se disait : « A présent, c’est trop sûr ! Je ne me battrai jamais ! » Dans un écroulement pareil, qu’est-ce que c’était qu’une pauvre existence, une ambition comme la sienne ? Il n’avait plus, ainsi que tant d’autres, qu’à se laisser aller, à mourir de froid et de misère. Le petit monde de convoyeurs avec qui il vivait, disparu, balayé. Le seul parti à prendre était de s’attacher à quelque groupe qui passait, de suivre le courant, s’il ne voulait pas crever là, tout de suite… Tout à coup, Rombart poussa un cri de sauvage, et se mit à danser, debout sur les cantines. Henri le crut fou. En face d’eux, dans le soir presque tombé, des zouaves s’arrêtaient. Nul doute, c’était le 3e ! Et, là-bas, talonnant son cheval étique, cette grande silhouette, M. Du Breuil.

Le hasard providentiel qui, sur la route obstruée, paralysait là le premier bataillon de son régiment, Henri abasourdi n’y pouvait croire. Ce ne fut qu’en entendant son oncle, qui était descendu de cheval, s’exclamer dans un saisissement joyeux : « C’est toi, Henri ! » qu’il se rendit à l’évidence. M. Du Breuil l’entraînait