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et tendant de tous les côtés la main pour attirer à soi quelque avantage ; un Talleyrand qui prend, dès le premier jour, le ministre prussien M. de Bulow à part pour lui offrir de donner la Belgique à la Saxe et la Saxe elle-même à la Prusse, moyennant l’abandon préalable de toute la rive gauche du Rhin à la France ; un Talleyrand qui interrompt subitement une conversation sur le sort réservé au grand-duché du Luxembourg par cette incartade que rien n’a préparée : « Ne serait-il pas plus simple de donner le grand-duché tout entier à la France ? »

Il n’y a pas jusqu’à l’aspect extérieur de ce Talleyrand qui ne nous apparaisse sous des traits que nous ne pouvons reconnaître. Ce diplomate consommé, dont la renommée proverbiale était un calme impassible et un imperturbable sang-froid, à qui personne n’a jamais reproché une allure de discussion trop cavalière, nous est représenté comme ayant pendant plusieurs heures, à propos d’une question insignifiante, combattu comme un dragon (he fought like a dragon). Il demeure entendu que, dans chacune de ces scènes dont je n’ai pu trouver la trace ailleurs, c’est le ministre anglais qui a l’avantage, et qui défend avec hauteur un terrain qu’il ne laisse même pas aborder ; et il conclut par cette instruction donnée comme règle de conduite à l’ambassadeur d’Angleterre à Paris, lord Granville : « Il sera bon que vous saisissiez toutes les occasions convenables pour faire entendre que, si nous désirons la bonne intelligence avec la France, et si nous voulons même rester avec elle dans les termes d’une véritable amitié, c’est à la condition qu’elle se contentera de posséder un territoire qui est le plus beau de l’Europe et qu’elle ne voudra pas ouvrir un nouveau chapitre d’usurpation et de conquête[1]. »

Il est vrai que ce n’est pas à Talleyrand lui-même que sont adressés ces propos si peu faits pour inaugurer une ère d’entente cordiale et d’amitié intime, c’est au ministre des Affaires étrangères, le général Sébastiani, dont le caractère et surtout la situation prêtaient plus à la critique. On a vu que Louis-Philippe avait cherché en lui un ami dévoué, qui ne fût que le chef nominal du service dont il se réservait pour lui-même, par des communications intimes, la direction véritable ; mais Sébastiani n’en était pas moins le titulaire officiel, qui avait à traiter avec le parlement et avec les ambassadeurs, et ce double rôle à remplir devenait,

  1. Bulwer, Life of Palmerston, t. II, p. 28, 29, 30.