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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

évité le danger, mais non tant d’autres souffrances. Pauvre armée ! Où étaient les magnifiques régimens de l’Empire ? Si Pierre était là seulement, avec sa jeunesse virile, son énergie ! Et le regret de l’évoquer prisonnier, inutile, grandissait plus amer, ce soir. Le blâmer ? Non ! non ! Mais la vue de d’Avol, aujourd’hui, passant au galop près des zouaves, lui avait été trop pénible, soulignant l’absence, disant : « Je suis bien là, moi ! Et tu as beau faire, toi, tu ne le remplaces pas ! » Le drame de conscience qui avait torturé son fils se prolongeait dans son âme inflexiblement droite ; Pierre avait-il compris entièrement son devoir ? Il écartait cette idée, certain qu’un Du Breuil n’avait pu obéir qu’à la voix de sa conscience. N’importe, la muette ironie de d’Avol le poursuivait.


— Allons, bon, dit Rombart. V’là qui pleut. Le déluge maintenant ! — J’aime autant ça, dit Henri, ça nous changera. — Pas de chemise, toujours ! quand tu seras trempé, tu m’en diras des nouvelles, mon petit !

Lorsqu’il eut marché une heure dans la boue glacée, sans un fil de sec, — la voiture était pleine, ayant ramassé trois zouaves d’un autre régiment, légèrement blessés, — Henri jugea que geler, comme la nuit dernière, à 15 degrés, ou patauger, morfondu, sous cette pluie transperçante, si froide que le verglas reprenait à mesure, c’était « kif-kif, » comme disait Rombart. Les deux maux étaient aussi affreux. Le vieux zouave, courbant le dos sous le capuchon pointu, ne répondait que par grognemens. Toute bonne humeur l’avait quitté. Ce n’était pas un métier de chrétien ! mieux valait cent fois se battre. Le canon, qu’ils entendaient à longs intervalles, plus distinct, lui causait la même rage sourde qu’à Henri. Et puis, il n’avait plus de tabac, c’était la fin de tout. Sans chique, il n’était pas un homme. Ils marchaient derrière la voiture, si las qu’ils s’accrochaient, pour se faire tirer. À deux heures, ils arrivèrent dans un village appelé Saulnot. Le cheval alors refusa d’avancer. Ni les uns ni les autres n’en pouvaient plus ; ils s’arrêtèrent près d’un hangar, déjà comble, mendièrent une place. Personne ne leur répondit ; tous les visages avaient un air d’égarement stupide, Rombart joua des coudes ; grelottant, Henri se laissa tomber sur le sol. La pluie dégoulinait à gros sanglots, d’une gouttière crevée.

Ce jour-là, dès quatre heures du matin, la bataille avait repris. Werder, voyant la route de Lure menacée par la perte de