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REVUE DES DEUX MONDES.

Quand le matin du 10 se leva, Henri, qui, blotti dans la voiture, ronflait à côté de Rombart, fut long à se rendre compte de l’étrange vie à laquelle il renaissait. Dans les sapins fourmillans de convoyeurs et de soldats isolés, un grand brasier où avaient flambé des arbres entiers fumait encore. Une carcasse de cheval qui, dépecé, avait fourni le repas du soir, béait, montrant la cage des côtes, un bloc violet d’intestins gelés. La nuit avait été terrible. Au loin un ruban de route montait et descendait, déjà noir de charrettes en marche. Henri était encore à demi dans son rêve, à Charmont, dont le soleil couchant dore la terrasse. Marcelle et Rose viennent de s’effacer. Céline, avançant sur la pointe des pieds, le surprend d’un baiser dans le cou, et s’enfuit, confuse… Le contraste lui parut si violent, qu’il eut les yeux pleins de larmes, non d’un regret lâche, mais à la pensée qu’il menait cette existence de brute. Heureusement qu’on ne s’en doutait pas à Charmont ! Pour rien au monde, il n’eût voulu être vu ainsi ! Lui qui se promettait tant d’exploits à leur raconter, un jour ! Il jalousa violemment la chance de ses frères, Eugène, sous-lieutenant : il se le représentait à la tête de ses hommes, fier de commander ; et Louis, qui, sans avoir les fatigues de la campagne, voyait tout, savait tout ! Vraiment, le sort était trop injuste !

Ce jour-là, de Montbéliard à Chagey, sur toute la ligne, devant le château, à Bethoncourt, à Bussurel, au Mougnot, l’attaque des 15e, 24e et 20e corps, dans l’épais brouillard, avait encore fléchi. Seules à gauche, la division Penhoat, du 18e corps, et la division Cremer réparaient leur retard d’hier, enlevaient, dans un assaut furieux où s’illustraient les mobiles de la Gironde, la position de Chênebier. On n’était plus, par la route de Lure entr’ouverte, qu’à deux lieues de Belfort. Mais de nouveau, sur l’armée affamée, harassée, la nuit meurtrière tombait. Une angoisse tourmentait bien des cœurs. À son feu de bivouac, assis sur un pliant, le colonel Du Breuil tristement songeait. Il revoyait la journée perdue, l’échec de son régiment, et l’affolement de ses hommes tirant en tous sens. Un maladroit avait failli le tuer. Qu’apporterait demain ? Rejetant du bout de sa canne les brindilles enflammées, il contemplait le rougeoiement des braises. Son rhumatisme l’élançait, à gauche, de l’épaule au moignon. Il avait la fièvre, souffrait du froid, se sentait vieux. Ainsi tout croulait. Que pouvaient des anciens comme lui, des enfans comme ces recrues ? L’image d’Henri lui causa un souci ; il lui avait