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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

n’ayant reçu les ordres que tard, et se conformant aux fausses directions qui les jetaient en plein dans l’aile droite de Werder, au lieu de la leur faire déborder, Cremer et Billot échouaient dans leur mouvement, qui de tournant était tourné. Sur toute la ligne, les batteries allemandes garnissant les hauteurs de la rive droite, le mont Vaudois, empêchaient le déploiement des corps français : le 15e, enlevant les premières maisons de Montbéliard, venait se briser au pied du château ; le 24e ne parvenait pas à déboucher vis-à-vis de Bussurel ; le 20e, en arrière duquel Bourbaki inquiet attendait les événemens, près de la réserve commandée par Fallu de la Barrière, se bornait à une longue canonnade qui laissait le Mougnot, Héricourt intacts. L’officier qui la dirigeait se consumait d’impatience ; allant d’une batterie à l’autre, Jacques d’Avol s’énervait de ne pas entendre sur sa gauche le canon de Billot, de voir, sous le feu des canons prussiens en étage, les trois autres corps agglomérés, incapables de s’étendre dans l’étroite vallée, de franchir cette rivière de rien. À la lunette, il pouvait distinguer les pionniers badois, cassant la glace pour l’empêcher de donner passage, et, hors de portée, minuscule comme un jouet, une file d’attelages, hissant des canons sur une pente, couverte de cendres et de fumier. Enfin, trop tard, Billot, puis Cremer, arrivaient, l’un essayant en vain d’enlever Chagey, l’autre, si indépendant d’ordinaire, n’abordant même pas Chênebier, porte close de la route de Lure, et préférant marcher devant lui, vers la Lisaine, selon la lettre d’ordres dont il voyait l’erreur. Allons ! ce n’était pas aujourd’hui qu’on débloquait Belfort. Une irritation prenait d’Avol à voir tomber la nuit, qui n’apportait dans ses ténèbres que froid et misère, rendait demain plus incertain encore. L’armée allait s’engourdir, affamée, harassée, à la cruelle étoile des bivouacs. Et, dans son cœur indomptable, d’Avol songeait qu’en dépit de toutes ces causes de désorganisation, une volonté de fer aurait pu ressaisir, nouer encore ce faisceau à demi rompu. Au lieu d’ignares et d’indécis, il eût fallu à ces troupes capables de tout, du meilleur comme du pire, des chefs d’esprit net, d’âme ardente. Dans sa noble ambition, il souffrait de pouvoir si peu ; son rôle, si élargi pourtant, lui semblait restreint. Il enviait, sans partager leurs idées politiques, ces jeunes généraux que portait une fortune républicaine. Que n’était-il à la place de Billot, de Cremer, il n’osait ajouter, de Bourbaki !