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france aussi douloureuse que le froid et la faim, plus humiliante encore. Être parti pour se battre, défendre son pays, et se voir réduit à faire le charretier, au milieu des coups de fouet, du grincement des essieux, des voix grossières ! Avoir rêvé l’ivresse du champ de bataille, et se traîner sur le verglas et dans la neige, le ventre vide ! Le canon d’Arcey, et celui dont, depuis le matin, on entendait au loin, par instans, l’imperceptible murmure, lui avaient été, lui étaient intolérables. Ils gravissaient une côte sous des sapins, où le poids du givre courbait les branches, en stalactites de cristal.

Ce jour-là, l’armée de l’Est avait abordé, de Montbéliard à Chênebier, l’armée de Werder, qui, campée sur la ligne de la Lisaine, lui coupait le chemin de Belfort. Bourbaki, toujours rivé à ses approvisionnemens de Clerval, avait, après l’aveugle combat de Villersexel, perdu deux jours à se refaire, un à enlever Arcey sans profit, deux autres encore à atteindre avec une lenteur de chenille les positions que tout ce temps Werder, se dérobant le soir du 9 pour gagner Belfort de vitesse, avait à loisir et puissamment fortifiées. Trois routes menaient à la ville assiégée : celle de Lure qui, libre, tournait la droite allemande, celles d’Héricourt et de Montbéliard, sur lesquelles Bourbaki, nullement renseigné, entassait ses corps. Faute d’avoir su trouver des fers à glace pour une centaine d’éclaireurs, aucune reconnaissance ne s’était faite. Des milliers d’hommes de bonne volonté traînaient les chevaux par la bride, collés au flanc des colonnes.

Le général en chef, l’armée, marchaient sans yeux. Comme un troupeau de moutons, on se heurtait, on s’entêtait à un mur de 8 kilomètres, quand la trouée était possible sur les côtés. À l’extrême gauche ennemie, un faible détachement n’avait en face de lui que quatre bataillons de la garnison de Besançon. Puis commençait le front de bataille : le 15e corps, à peine formé, tout démoralisé par les douze jours de son atroce voyage en wagons, avait, sous Martineau des Chenetz, mission d’emporter Montbéliard et le château ; les bandes du 24e sous Bressolles, étaient amassées en face de Busserel ; à Héricourt, centre de la ligne allemande, protégée jusque sur la rive gauche par les ouvrages du Mougnot, Clinchant et le 20e corps ; enfin, arrivant seulement en face de Chagey et de Chênebier, point faible de la droite ennemie, Billot, resté en arrière avec le 18e corps et la division Cremer. Tout le mouvement d’attaque reposait sur eux. Mais,