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construire, dans un organisme qui n’en aura que faire, mais qu’ensuite et comme si elle se ravisait, elle laisse inachevés et à jamais inutiles. On peut dire, par exemple, en continuant à personnifier la nature, quelle fait ressembler à un moment donné le mammifère à un poisson : qu’elle lui donne des arcs branchiaux qui s’atrophieront, des fentes branchiales qui se combleront et dont il restera, pourtant, des vestiges à l’état physiologique et à l’état pathologique. Elle met dans le coin de l’œil, chez l’homme, un petit organe rougeâtre, la caroncule, rudiment de la troisième paupière qui existe chez d’autres animaux et qui va et vient devant le globe oculaire, d’un mouvement analogue à celui d’un rideau glissant sur une tringle, tandis que les deux autres paupières le couvrent et le découvrent en s’abaissant et se relevant alternativement. Elle place sur notre conque auditive les mêmes muscles qui permettent aux animaux à longues oreilles de les diriger vers la source sonore pour mieux en collecter les ondes, mais qui, chez l’homme, n’ont pas de fonction.

Un organe peut ne servir à rien ; il peut aussi servir à beaucoup d’usages, et nous ne les saurons tous que le jour où, l’œuvre de la science physiologique étant terminée, nous connaîtrons aussi toutes les autres fonctions de tous les autres organes avec lesquels celui-ci soutient des rapports plus ou moins étroits. C’est donc une question mal posée ou tout au moins éternellement prématurée que celle qui est pourtant dans toutes les bouches : quel est le rôle de tel organe ?


II

Il est une autre question, tout aussi déplacée, — et tout aussi coutumière, — que la science devrait s’interdire et qu’elle se pose, cependant, trop souvent. C’est celle de l’importance de telle ou telle partie. Il n’y a pas de notion plus décevante. Aussi n’y en a-t-il pas qui, au cours des temps, ait donné lieu à plus de vicissitudes. Un organe qui, à un moment, a été considéré comme de la plus haute importance, est, à une autre époque, estimé parfaitement insignifiant. Le foie, l’organe dominateur aux yeux des anciens médecins qui le regardaient comme le point de départ de la circulation du sang, le siège des passions et des instincts, est déchu de son rôle et destitué de toutes ses hautes fonctions, le jour où les anatomistes du XVIIe siècle découvrent la circulation lymphatique ; et l’un d’eux, Thomas Bartholin, l’enterre en grande pompe et écrit l’épitaphe de ce souverain déchu. La glande pinéale du cerveau, qui a été regardée comme le siège de l’âme, au