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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

flottante, la volonté tenace, incoercible du chef dictât la direction, les voies. Saoul d’horreur, il avait coulé à pic, n’était plus qu’une épave. Les yeux bleus le regardaient toujours.

Le 15, à Sillé-le-Guillaume, à Saint-Jean-sur-Erve, la voix inexorable du canon reprit. C’était la dernière fois qu’on dût l’entendre ; le lendemain, on serait à Laval. Comme Eugène traversait l’Erve, au pont de Saint-Jean, le dernier obus éclata. Il appuya la main à sa poitrine, crut avoir reçu un ricochet de pierre. Puis tout se brouilla, il vomit du sang et, avant de s’évanouir, eut le temps d’apercevoir M. de Joffroy, qui le soulevait, l’emportait dans ses bras.

XVIII

Sur les routes de l’Est, bien loin de l’armée, le tohu-bohu de l’arrière se débattait, pêle-mêle inextricable des convois de tous les corps. De la station de Clerval aux lignes d’Héricourt, ce n’était, sur les routes aux pentes en miroir, que jurons, chutes de chevaux, le lent avancement des fourgons de l’intendance et des véhicules de réquisition, charrettes paysannes dont les conducteurs improvisés, parfois des tailleurs, des horlogers, désertaient en masse, le passage des détachemens en armes du 15e corps, débarquant seulement, et qui rejoignaient. De-ci de-là, des gendarmes se démenaient, impuissans. Glissant aux montées, glissant aux descentes, restant des heures en panne dans la neige, l’écoulement sans fin s’épuisait sur place, immobilisant les vivres, les munitions, dont là-bas l’armée manquait. En sens inverse, dépassant les convois immédiats, trains d’artillerie, ambulances, un flot de débandés, faux malades et fuyards, commençait à filtrer, arrivait jusqu’aux convois de l’arrière, répandait des bruits vagues et sinistres.

Henri, qui, avec son petit groupe de voitures régimentaires et de zouaves, végétait misérablement, perdu dans l’ahan de cette cohue, avait, depuis son passage à Villersexel en ruines, définitivement abdiqué tout espoir de retrouver jamais son bataillon. Sa haine contre M. Du Breuil n’avait plus de bornes. Nul doute que, par un plan machiavélique, son oncle, sous prétexte de lui marquer de l’intérêt, n’eût voulu, en l’éloignant du danger, lui interdire toute occasion de gloire. D’être ainsi traité en enfant, méconnu dans ses aptitudes, sa bonne volonté, lui était une souf-