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ramener ; les généraux s’usaient à vouloir pousser leurs hommes, ils se couchaient dans la neige. Maintenant la Tuilerie, le Tertre étaient solidement occupés, la déroute en train, le Mans perdu. C’êtait invraisemblable, c’était inouï ; c’était ainsi !

Comme un arc trop tendu, la corde humaine avait éclaté. Parce qu’elle n’avait pas d’endurance morale, la longue habitude militaire des Allemands, parce que la foi et l’élan admirables de quelques-uns ne suffisent pas, l’armée improvisée de Chanzy craquait de toutes parts. Devant les dépêches de Jauréguiberry, l’avertissant de la fatale aventure, lui racontant d’heure en heure la débandade grandissante, l’impossibilité d’arrêter ce courant qui gagnait de proche en proche, dans un vent de panique, se ruait irrésistible, le général en chef, atteint en plein espoir de réussite, ne voulait pas se résigner encore, ordonnait de se battre, de s’agripper au sol. Mais, quand le jour se leva sur l’irrémédiable débâcle, Auvours de nouveau perdu, Chanzy consentit à la retraite. Mieux valait peut-être conserver cette armée à la France, que de faire sauter les ponts et de s’acculer à la mort. Pleurant de rage, il écrivait à Gougeard : « Sauvons du moins l’honneur. » À Jauréguiberry : « Le cœur me saigne ; mais vous déclarez la lutte impossible, je cède. » Il prescrivait à Jaurès de couvrir son recul. Pendant que le 21e corps luttait pied à pied, préservant l’armée d’un écrasement total, il quittait la ville où une bataille de rues commençait, à travers un effroyable désordre d’évacuation, un engouffrement de cohue sur les ponts minés, dans la gare que les isolés prenaient d’assaut, jetant les blessés sur les voies pour s’empiler à leur place dans les wagons, et dont le dernier train s’éloignait, sous une grêle de projectiles.

Trois jours passèrent. Eugène et sa petite troupe avaient retrouvé le régiment. Le calvaire d’après Josnes et d’après Vendôme recommença. Il connut de nouveau la longueur des étapes où les pieds saignent, où les boyaux se tordent. Dans son abattement, il revoyait toujours le reproche des yeux bleus. Autour de lui, par la campagne blanche et souillée, les chemins glissans, coulait, coulait sans cesse la nappe d’hommes sordides, vidés, finis, dans le roulement morne des convois, le défilé des canons, l’immense fourmillement en désarroi des fantassins et des cavaliers. Eugène ne se souciait même plus qu’on allât vers Carentan, comme l’eût voulu Chanzy, ou vers Laval, comme l’ordonnait le ministre, ni que, chaque soir, reliant l’armée de plus en plus