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REVUE DES DEUX MONDES.

Dehors, sous le froid mordant qui faisait plus vive, au ciel d’acier, la scintillation des étoiles, il essaya de se raccrocher au sentiment de la victoire, à l’absolution du devoir simplement accompli. Un voile obscurcissait l’orgueil, la satisfaction de cette victoire, la légitimité de ce devoir. Il revint de mille lieues, quand Neuvy, qu’il n’avait pas vu s’approcher, le tira par la manche et lui dit en confidence : — Mon lieutenant, je voudrais vous remettre quelque chose. Et, bonnement, le moblot tendait un portefeuille de cuir rouge, bourré de lettres.

— J’ai ramassé ça à côté de l’officier à qui vous avez appliqué un si beau coup de sabre. Y en avait qui lui tiraient ses bottes, d’autres qui se disputaient sa montre et son argent. Ils ont jeté ça en disant : « C’est des lettres ! » J’ai pensé qu’il valait mieux les prendre…

Eugène, un tremblement dans les doigts, reçut le funèbre dépôt. Neuvy, débarrassé, s’éloignait, avec un dandinement paisible. Une angoisse étreignit Eugène, à palper le cuir doux, sous lequel passait le rebord froissé des lettres. Qu’en faire ? Il lui répugnait d’en prendre connaissance, et pourtant cela valait mieux. Il n’avait pas le droit de se dérober à cet acte d’humanité, qui sait ? à la prescription invisible. Il ouvrit le fermoir, parcourut à la clarté blême quelques lignes de la langue inconnue ; une poignante émotion le remua, devant l’écriture de femme, dont l’encre violette, les fins jambages penchés lui rappelèrent les lettres de Marie. M. de Joffroy, qui venait de sortir, l’apostropha : « Je vous y pince, l’amoureux ! Vous relisez des nouvelles de chez vous. » En quelques mots, Eugène expliqua, et, avec un soulagement, il remettait le paquet au capitaine : — Vous qui connaissez l’allemand… Tandis que M. de Joffroy qui avait pris un feuillet au hasard le déchiffrait, une curiosité intense penchait Eugène vers lui. Le cordial visage du capitaine s’attrista, dans sa barbe hirsute. Il lut à mi-voix, traduisant avec des pauses :


Mon cher Frantz, si tu savais comme je pense à ta chère petite vie… comme je maudis cette longue guerre qui nous sépare, bien que la gloire… que tu conquiers pour la patrie allemande, et avec l’aide de Dieu, me soit douce… Je veux t’annoncer aujourd’hui un très grand bonheur : réjouis-toi dans ton âme, mon bien-aimé Frantz… La volonté divine a béni notre union… Je sens, je sais maintenant que tu revis en moi. Au printemps, je serai mère… Si je ne t’en ai pas parlé plus tôt, c’est que je voulais être sûre… Ah ! mon cher Frantz, comme il nous paraîtra bon d’être réunis dans le