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montrant un arbre déjà grand, aux fleurs odorantes, un piquet de tente oublié là par un des pionniers de la première heure, le commandant Liebrechts, et voici, en face, une colonne surmontée d’un génie ailé : c’est un monument commémoratif de l’inauguration du chemin de fer ; voici le commandement du district avec son poste de grand’garde, les magasins, les mess des officiers et des agens, le tribunal, l’habitation de l’évêque et des pères missionnaires, la maison du docteur et son laboratoire bactériologique ; c’est une vraie ville, mais c’est encore plus un camp. Toutes les stations de l’Etat sont en effet menées militairement ; aussi le réveil de cinq heures ne ménage-t-il personne, et l’appel qui le suit dès le lever du soleil s’adresse aux travailleurs aussi bien qu’aux agens, aux femmes de soldats ou aux ouvrières à gages. Cette scène de revue matinale était curieuse et pittoresque ; je m’amusais à observer le groupe des femmes qui, bien serrées dans leurs pagnes multicolores, les reins cambrés et l’air jovial, rompaient les rangs, emportant sur la tête quelque léger fardeau ou, le bras recourbé en l’air, soutenaient à la mode antique une dame-jeanne qui pouvait passer pour une amphore. Le même spectacle aimable se représentait certains après-midi les jours de marché. C’est encore au son du clairon que s’ouvre et se clôt l’heure autorisée de la vente. Aussi, pendant le temps légal, est-ce un tohu-bohu extraordinaire de cris et d’enchères que l’on se dispute, les baguettes de mitakos à la main. Quand le marché est terminé, les indigènes qui, en échange des vivres apportés, désirent acquérir quelque cotonnade ou quelque coutellerie, passent au magasin d’échanges dirigé par des agens de l’Etat et y choisissent, pour les mitakos reçus, des objets à leur fantaisie. Là s’entassent les cotonnades aux couleurs les plus variées et les plus criardes. Le directeur m’assure que la mode en est très variable et que beaucoup de pièces très appréciées un moment sont complètement négligées plus tard. Quelle belle entreprise pour un directeur quelque peu esthète de donner une direction au goût primitif et vacillant des noirs et de ne leur offrir que des nuances s’harmonisant avec leur peau d’ébène : aux hommes les rouges, les zébrures jaunes et noires, aux femmes les bleus fellah, les oranges vifs, etc ! On n’en est pas encore, malheureusement, à cultiver l’esthétique et, sous prétexte de convenance ou de pudeur, une mode déplorable, déjà répandue sur la côte, s’introduit là-bas. Elle consiste à plonger les femmes dans