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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

et l’Huisne, Jaurès et le 21e corps, formant l’aile gauche, sur le plateau de Sargé. Le temps était clair, la neige dure.

La bataille fut lente à s’engager. À la gauche, commencée à onze heures, elle dura tout le jour, sans que Jaurès abandonnât Pont-de-Gesnes. Le grand-duc de Mecklembourg n’avançait pas, ou si peu, que, malgré 3 000 hommes tués ou débandés au 21e corps, il ne parvenait pas à donner la main à Frédéric-Charles, arrêté devant le centre. Alvensleben, après avoir enlevé, au bout d’une longue lutte, le village de Champagné, ne gagnait presque plus de terrain. Manstein, hâtant son entrée en ligne, n’abordait pourtant qu’à une heure le plateau d’Auvours. Il en était trois, quand, enfonçant enfin la résistance des mobiles de la division Paris, il s’emparait des fermes de la crête.

À ce moment, Eugène et M. de Joffroy, qui avec leur poignée d’hommes, avaient passé leur temps à chercher en vain leur régiment, venaient d’arriver à Yvré-l’Evêque, où la division de Bretagne se battait comme une vieille troupe, sous le général Gougeard. Eugène était pâle de faim, n’ayant rien pris depuis la veille qu’un peu de biscuit dans du café ; une sombre exaspération lui venait d’errer à l’aventure, inutile. Il eût voulu se lancer dans quelque acte violent, prendre part à une ruée décisive, se soulager en frappant. Soudain, arrivés près du vieux pont, sur l’Huisne, à travers un dédale de soldats, M. de Joffroy lui prit le bras : — Regardez donc !…

Boniface, Neuvy, les autres se pressaient contre eux : ils levèrent tous la tête. Vis-à-vis, sur les pentes glissantes du plateau d’Auvours, dans la neige, des mobiles, des lignards et, avec un affreux désordre, des artilleurs, fouettant leurs chevaux, se précipitaient, se bousculaient, accourant vers la rivière, pressés de s’engouffrer sur le pont. À cette vue, des cris s’élevaient, une oscillation courait dans la division de Bretagne. Une voix alors domina le tumulte ; Eugène vit un officier supérieur de marine, qui portait à la manche les trois étoiles de général de division, donner des ordres. Deux canons aussitôt se braquèrent, chargés à mitraille contre les fuyards.

— À la bonne heure, dit M. de Joffroy. Voilà un homme ! Qui est-ce ? — Le général Gougeard, jeta en passant un officier de zouaves pontificaux.

Eugène entendait la voix sommant les fuyards de s’arrêter, menaçant de faire feu. La cohue tournoya, hésitante. Des affolés,