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distinguent, soit par les traits plus réguliers du visage, soit par leur stature plus élevée ou par des membres plus vigoureux. Ils portent des boucles d’oreille, des bracelets qui bardent de cuivre leurs bras et leurs tibias, des bonnets ornés de broderies, parfois même un vieux veston ou une défroque d’uniforme. Quelques-uns s’appuient, non sans élégance, sur une longue canne qui leur donne des airs de pasteurs. Ils sont très jaloux de la pureté de leur sang et assez méfians de la fidélité de leurs épouses, aussi font-ils passer le droit d’aînesse, non pas de père en fils, mais d’oncle à neveu, fils d’une sœur. Quand meurt un chef, c’est donc le fils aîné de sa sœur aînée qui lui succédera, et ainsi de suite. Les liens qui unissent rois et sujets sont tels qu’ils subsistent en dépit des transformations sociales. On me raconte qu’un jour, au camp de l’Equateur, le commandant de la station se vit tout à coup interpellé par un gamin noir qui lui reprochait d’avoir malmené deux soldats. Informations prises, ces soldats appartenaient à la tribu lointaine dont les parens du jeune garçon étaient les chefs héréditaires et, d’instinct, il avait pris leur défense : Comme corollaire à ce sentiment féodal, on m’a montré au camp de La-Luki, un sergent noir qui, régulièrement, reçoit de plusieurs de ses soldats, anciens sujets ou cliens de sa famille, une petite pension prélevée volontairement sur leur modeste solde. L’État peut tirer sans doute grand avantage d’un respect hiérarchique si profondément inné et le rôle d’intermédiaire responsable des chefs indigènes est entre ses mains un instrument précieux ; mais on se demande s’il n’y a pas aussi, pour l’avenir, du danger sous une force de cohésion aussi tenace.

Grâce à la confiance qui nous était témoignée dans ce village ami, je pus me promener tout à loisir au milieu des cases indigènes et même regarder, sans indiscrétion, le harem de notre hôte. J’y assistai à une scène intéressante et pleine de couleur locale. Le féticheur, c’est-à-dire le devin, le médecin, le savant de la région, avait été appelé pour exercer ses pratiques sur une femme malade. La patiente, couchée dans les bras d’une de ses compagnes, semblait en assez piteux état pendant que le féticheur, un grand diable à barbe de bouc, la tête couverte d’un bonnet phrygien, se livrait à des incantations. Il lui ficela des herbes autour de la cheville droite ; de la pointe de son couteau il lui taillada le front d’où le sang coula ; puis, mêlant à un peu d’eau de la cendre et une noix de Kola pilée, il aspira le mélange par