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semés de noyers ; un ciel rose d’automne se mirait dans l’eau tranquille. Une échappée dora l’incertain des jours ; et aussitôt le frêle château de cartes s’effondrait ; il sentait le sable fuir sous ses pieds, l’abîme ouvert. Il songeait avec terreur qu’un mois s’était écoulé. Qu’avaient apporté ces quatre semaines, quel inconnu de dangers sur Charmont ? Plus libre d’y penser, maintenant qu’une inaction reposante, après un si obsédant cauchemar de combats et de retraites, le rendait à lui-même, il avait été repris par l’inquiétude affreuse : qu’était devenue Marie à cette heure, la Touraine envahie, le château occupé sans doute ? Entre tant d’êtres qui lui tenaient de si près, sa mère, ses grands-parens, ses sœurs, Marie personnifiait ses regrets et ses craintes. L’idée de celui qui était et qui n’était pas encore, de la mystérieuse survenance de cette chair née d’eux-mêmes, qui serait une pensée, une vie, aurait une volonté, un destin, l’emplissait d’un trouble infini. Il ne s’attendait pas si tôt à compter avec ce tiers, envisageait néanmoins résolument la charge de sa responsabilité, de ses devoirs nouveaux. Il eût voulu reprendre vite une existence normale, se consacrer à sa femme, au petit Jean, — car ce serait un garçon, on l’appellerait du nom de l’aïeul, — oublier le passé, se vouer au travail du présent, pour assurer l’avenir. Alors la meule retombait sur lui, l’écrasait. Il était le prisonnier de ces jours qui se succédaient impitoyablement, la victime de cette tourmente d’événemens, petits et grands, qui tous le frappaient, le meurtrissaient, lui cent millième, infime, mais souffrant de tout son esprit et de toute sa chair.

Vainement, depuis son arrivée dans les sapins du Tertre Rouge, après l’accablante marche de Vendôme au Mans, il avait passé une semaine à réparer ses forces, sous la hutte de branchages et de toile, au sol de bruyère sèche. Puis le bataillon, déplacé, cantonnait à ce château des Hunaudières, où depuis une dizaine de jours on achevait de se refaire ; le régiment avait été décimé, les survivans manquaient de tout, en guenilles et sabots. Par bonheur, des vêtemens chauds, les effets d’équipement, du linge de rechange étaient distribués. M. de Joffroy allait à La Roche-sur-Yon chercher le dépôt, un renfort de mobiles guéris, de convalescens et d’égarés. Les vides se comblaient ; les cadres se reformèrent. Des exercices quotidiens unifiaient les élémens épars du 75e. On reprenait figure. Mais le Mans fascinait toujours. Malgré les consignes formelles, la rareté des permissions, on s’y