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n’y suffiraient pas. Le côté politique et le plus général de la question est le seul qui nous occupe aujourd’hui. Le parti socialiste est en pleine évolution, en France et partout. Les motifs en sont complexes. M. Jaurès a cherché à faire croire que le phénomène était dû chez nous à ce que nous étions en république ; mais cela n’est pas bien sûr, et on lui a répliqué aussitôt en citant la Belgique. On aurait pu citer aussi l’Allemagne et l’Angleterre. La différence véritable entre nous et les autres est peut-être dans le fait que nous pratiquons le suffrage universel depuis plus longtemps : le suffrage universel à tous les degrés de l’échelle politique, à partir des conseils municipaux jusqu’aux plus hautes assemblées parlementaires. Il en est résulté pour le parti socialiste une facilité plus grande à entrer dans les pouvoirs publics, et une tentation à laquelle nous sommes surpris qu’il n’ait pas cédé plus tôt. Il a cru longtemps qu’il ne pouvait réussir que par l’emploi de la force révolutionnaire. Mais depuis, il s’est engagé sur le terrain électoral et, grâce à l’appel qu’il adressait aux appétits, en même temps qu’aux apparences scientifiques par lesquelles il séduisait les esprits superficiels, il y a obtenu d’assez nombreux succès, et a fini par conquérir à la Chambre une situation importante. Un gouvernement plus ferme et une majorité plus disciplinée n’auraient pas eu de peine à le tenir en respect, ou même à le réduire à une complote impuissance ; mais notre gouvernement est généralement faible, la majorité est divisée en fractions, qui recherchent des alliances et les acceptent quelles qu’elles soient ; enfin les circonstances récentes, qui ont jeté un si grand trouble dans les esprits, ont naturellement aggravé, soit dans le gouvernement, soit dans le parlement, les défauts qui les poussaient l’un et l’autre à une espèce d’anarchie.

Le milieu étant donné, un parti entreprenant, et d’ailleurs dénué de préjugés, devait s’y faire rapidement une place et l’élargir sans cesse. Alors, on a vu se produire un phénomène dont les uns se sont réjouis et les autres inquiétés. Le parti socialiste, de purement révolutionnaire qu’il était autrefois, s’est fait peu à peu parlementaire : non par goût, non par inclination, mais parce qu’il trouvait dans le Parlement un terrain qui lui convenait. Surpris tout d’abord de s’y développer si aisément, il s’y est bientôt habitué. Bientôt, une transformation profonde s’est faite en lui ; non pas sans résistance bien entendu. Le vieux parti a protesté : dans toutes les évolutions historiques, il y a un vieux parti qui proteste. L’instrument parlementaire n’est pas de ceux qui peuvent être maniés également par tout le monde : il y faut des qualités propres qui sont celles, par exemple, de M. Jaurès, de