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LE P. GRATRY.

j’entends, ainsi qu’il entendait lui-même, la guerre agressive, injuste et conquérante. Il l’a condamnée comme la condamna Fénelon écrivant à Louis XIV ou pour lui, comme la condamne la doctrine constante de l’Église. Il a prononcé de sa bouche de prêtre que, depuis le partage de la Pologne, l’Europe était en état de péché mortel. « Aujourd’hui même, écrivait-il, au milieu de l’Europe, une nation en égorge une autre. » Il l’écrirait encore aujourd’hui : ce n’est plus « au milieu de l’Europe, » mais il n’y a que le lieu de changé.

Ayant défini la loi d’abord, puis l’obstacle, le P. Gratry a considéré dans l’histoire le jeu des forces libres, qui tantôt se brisent contre la loi, tantôt triomphent sous la loi. Il a trouvé dans le passé plus d’exemples, hélas ! de ce brisement que de ce triomphe. Les trois derniers siècles de notre destinée, — il a parlé surtout de la France, — nos vicissitudes et nos révolutions, tout s’est éclairé pour lui à l’unique lumière de la loi. Les faits contemporains eux-mêmes lui sont devenus par elle plus intelligibles. Le P. Gratry était de ceux qui savent parler non seulement du présent, mais au présent, et, comme il a dit de l’abbé Perreyve, « renouveler la parole dans chaque siècle et selon la nouveauté du siècle et selon l’éternelle antiquité du vrai[1]. » Il a connu le temps où il a vécu, et dans « l’ordre du moment présent » il n’a jamais refusé de voir « la volonté actuelle du Dieu caché que tout siècle aussi bien que tout homme porte en lui. » Dans les mouvemens et, comme a dit son biographe, jusque dans « les paroles de l’heure présente[2], » il a su discerner le sens divin. « Est-il si difficile de ramener le cri de liberté à toutes ces idées primitives de liberté chrétienne, de liberté morale et religieuse, de liberté des âmes contre le vice, l’erreur, la concupiscence et l’orgueil : sainte liberté de l’âme en Dieu, sans laquelle il est démontré, même par les adversaires, que tout progrès de liberté civile et politique, religieuse et internationale, est absolument impossible ? — Est-il si difficile encore de ramener le cri d’égalité au : Fiat æqualitas de saint Paul : « Que l’égalité s’établisse, » et à cette étonnante épître de saint Jacques, qu’on peut appeler l’Épître de l’égalité ? — Est-il si difficile, enfin, de reconnaître que la mission divine des siècles où nous entrons est en effet d’arriver à cette phase nouvelle de l’ère nouvelle, que

  1. Henry Perreyve, p. 187 et suiv.
  2. C’est le titre d’un ouvrage du cardinal Perraud.