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une langue, durent deux ou trois saisons. Parce qu’ils existent et parce qu’ils sont nouveaux et parce qu’ils paraissent un instant nécessaires, faut-il tout sacrifier à leur existence et remanier tout le langage des formes pour les accommoder à ces tard-venus et pour obtenir l’homogénéité du style ? C’est là une idée aussi lointaine du vrai sentiment de l’art que du vrai sentiment de la vie.

Dans une foule de cas, les styles anciens conviennent encore parfaitement à nos mœurs. Ils conviennent, d’abord, admirablement, aux grands appartemens de réception, à la vie luxueuse et d’apparat. Dans cette fonction, ils sont sans rivaux. Le Louis XV est infiniment plus riche et plus orné que le meuble au grand vermicelle, et il n’est pas plus incommode, car les lignes de nos modernes sont tout aussi mouvementées, si elles sont moins chargées d’ornemens. C’est du Louis XV pauvre. Les meubles légers du XVIIIe siècle restent à la fois les plus esthétiques et les plus serviables. Sur bien des points, ils nous suffisent. La chaise volante qu’on appelait une « inquiétude » convient bien mieux à nos mœurs que les escabeaux lourds et immobiles où l’on veut faire asseoir les gens du XXe siècle. En sorte qu’il n’est pas très surprenant ni fort douloureux qu’en tant qu’il s’agit des engins anciens de la vie, nous n’ayons pas trouvé un style nouveau.

Il y a, il est vrai, les engins nouveaux, ceux que n’ont pas connus nos pères et dont les maîtres d’autrefois ne nous ont pas laissé de modèles : l’ascenseur, l’automobile, la lampe électrique, la cheminée au gaz ou au charbon, le téléphone. Il semble que des besoins nouveaux aient dû susciter, pour les embellir, un nouvel art.

Mais ces thèmes sont-ils favorables à un style décoratif ? voilà le nœud de la question. On la dénoue tout entière en avouant que notre temps n’est pas favorable à la décoration des formes, parce que nos progrès tendent tous à réduire ou à supprimer les formes à décorer. C’est là une plus grande révolution que toutes celles que l’art eut à subir. Car, dans toutes les autres, le progrès scientifique ne faisait que modifier les formes de l’engin susceptible de décoration. Aujourd’hui le progrès fait bien mieux que modifier la forme : il la supprime. Le chauffage à l’air chaud fait tout autre chose que modifier la forme de la cheminée. Il supprime la cheminée et toute l’ingéniosité ou le génie des décorateurs à venir ne pourra parvenir à décorer un objet qui n’existe pas. C’est un aphorisme véritablement esthétique, celui