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Ici, nous touchons au plus grand bienfait de l’Art : perpétuer, dans notre vie, ce qui dans la nature, n’a duré qu’une heure. Nous sommes précisément dans la saison où ce besoin est le plus sensible. C’est le moment où, dans nos bois, nous voyons s’échapper des arbres ces autres modèles pour le coloriste et ces autres trésors pour le rêveur : des feuilles mortes. Les unes tombent comme des pièces d’or sur les Danaés dans les tableaux des maîtres. Les autres tombent comme des flammes dans un incendie. D’autres tournoient comme la colombe qui se pose, d’autres flottent comme la plume volante, et les glands dorés eux aussi crépitent comme des balles. Le ciel, pendant quelques minutes, est rayé de ces splendeurs fuyantes. Mais ce n’est qu’un instant. La méduse tirée sur le sable fond et meurt. La feuille tombée de l’arbre se brise et pourrit. Heureusement, l’artiste qu’est Gallé l’a vue ! Elle tombe nature morte : elle se relève œuvre d’art immortelle. Poissons tirés des mers, feuilles tombées du ciel, couleurs des arbres de l’océan, couleurs des arbres de la terre, toutes ces choses n’apparaissent que comme un rayon. Gallé saisit ce rayon et l’enferme. Revenez vers ses ouvrages et maniez-les d’une main experte et sous le soleil bénévole : regardez-les par l’ouverture du goulot à contre-jour et plongez votre regard dans le radieux tunnel, et vous retrouverez dans ces fleurs où l’on met des fleurs, dans ces verres où l’on boit l’idéal, tous les reflets vivans des choses de l’été que vous avez aimées et que, l’hiver venu, vous croyiez perdues. Vous y retrouverez lame profonde, aux mille lueurs, de la forêt qui vous enchanta pendant l’été et que vous croyiez endormie.

Enfin attendez un peu de temps encore auprès de la vitrine du maître verrier, et, lorsque la nuit sera venue, regardez s’allumer autour du four les sept ballons de verre qu’il a intitulés les Sept cruches de Marjolaine. Si l’on en croit le conte de M. Marcel Schwob, dont il s’est inspiré, la fille d’un « argillier » très pauvre avait reçu de son père, pour tout héritage, sept grandes cruches. Dans l’une d’elles se trouvait enfermé un prince dont l’enchantement ne pourrait être brisé qu’une nuit de pleine lune, par une jeune fille sage. Marjolaine le savait et rêvait d’être cette jeune fille. Chaque soir de pleine lune, elle venait interroger tantôt l’une, tantôt l’autre des sept prisons cristallines et mystérieuses, et leur jeter des grains de sable pour les éveiller. Mais les prisons restaient muettes. Et elle vieillit ainsi sans avoir