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reptiles, pour les écailles de poissons, ils sont trop luisans pour rendre ces molles et tendres créatures qui n’ont pas même de peau : les petits poumons extérieurs que montrent les annélides, les légers filets nuageux que font flotter certains polypes, les cheveux mobiles et sensibles qui ondoient sous la méduse, sur des objets non seulement délicats mais attendrissans. Ils sont de toutes nuances, fines et vagues, et pourtant chaudes. C’est comme une haleine devenue visible. »

Elle l’est maintenant dans les joyaux de M. Gallé ! Regardez la vitrine qu’il a intitulée « l’Ame de l’eau. » Cette couleur en suspension dans la mer que la peinture ou l’émail seul ne pourraient donner, la voici en suspension dans le cristal. Contemplez le vase des Hippocampes où vous lisez ce vers de Baudelaire :


C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes.


Maintes et maintes pâtes colorées ont été juxtaposées par le verrier sur la masse chauffée à blanc que lui tendait le souffleur. De sa pince de fer, il appliqua les lambeaux de verre coloré pour figurer les algues, les coquilles, les hippocampes montant vers la surface. Et tout cela, cent fois, est rentré dans le feu. Refroidie et mise entre les mains du graveur, chacune de ces formes a été reprise au touret serrant du plus près possible le dessin primitif. De longues journées se sont passées à ce travail scabreux, bourdonnant et subtil. Mais il y a encore dans la nature une ambiance et un fondu qui ne sont pas ici. Dans la mer, l’hippocampe n’apparaît point par-dessus l’eau comme ici par-dessus le verre, mais dedans. L’eau n’est pas un fond : c’est une enveloppe. L’artiste veut cette enveloppe. Le premier décor, qui lui a coûté tant de peine, il le rejette au feu, et tout ce décor, il l’enveloppe d’une autre couche de verre épaisse avec la certitude de voiler son travail et au risque de tout briser. Inquiet, penché vers l’ouvreau du four, et le lendemain plus encore ; à l’ouverture de la chambre où refroidissent ses verres, l’artiste attend la fortune de son étrange audace. Un cri de joie… Le feu a compris ce qu’on voulait de lui. Le rêve de Michelet se réalise, et voici que les hippocampes et les algues et les méduses et les perles passent et repassent sous ses yeux, noyées dans l’eau profonde du cristal.

La révolution est faite. Ce n’est plus là du Murano ni de la Bohême. Ce n’est plus une feuille de verre qui vibre sous l’ongle comme une chanterelle, ni un polype de miroirs qui reflète la