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Est-ce un pied ? est-ce une nageoire ? est-ce un arc ? On ne sent pas de vie directrice, ni de force formelle : c’est un minimum de volonté comme chez les mollusques, et comme chez eux aussi un minimum de beauté.

Le second caractère, dû à cette imitation des formes invertébrées, inférieures, de la vie, c’est l’absence de netteté dans l’organisme, et de logique dans l’appropriation. On ne sait pas si l’on est dans un fumoir, un tribunal ou une chambre obscure pour photographe. Mais on se sent enveloppé par une conspiration contre ses aises les plus légitimes.

Les tables ont tant de pieds qu’on ne sait plus ou mettre les siens, et les fauteuils si peu de bras qu’on est tout penaud d’en posséder deux. Ou bien les accotoirs du fauteuil s’arrêtent dès le coude et s’écartent en sorte qu’ils ne peuvent servir de rien. Le dossier semble inventé par un misanthrope qui craint les fâcheux, n’ose leur fermer sa porte, et compte pour s’en débarrasser sur les muettes protestations de son mobilier. Ou bien ce dossier trop bas s’insinue sous l’omoplate, ou bien très haut, la partie rembourrée en est si étroite qu’elle semble calculée pour le dos d’un squelette. On n’y peut appuyer que l’épine dorsale. Quand par hasard le fauteuil est hospitalier, il a un dossier tellement énorme, qu’il devient impossible à déplacer. M. Havard a pourtant fort bien établi jadis dans sa Grammaire de l’ameublement qu’un fauteuil, quelles que soient les fantaisies du décorateur, est astreint à de certaines dimensions invariables, voulues par celles du corps humain au repos, et qu’il ne peut y échapper sans cesser d’être le compagnon de ce corps et l’instrument de ce repos. Mais c’est précisément l’ensemble de ces déconforts qui donnent ici à ces meubles leur aspect de modernité. Prenons-les en effet tels qu’ils sont : supprimons-en tout ce qui nous gêne dans l’habitude de la vie. Rétablissons tout ce qui est nécessaire, et nous y aurons du même coup supprimé tout l’ornement. Observez les chaises, par exemple : que de peines on s’est donné pour changer la place et la forme des barreaux ! Sur leurs bâtons inclinés ou ne peut plus reposer les pieds. Voulez-vous restituer le confort des anciennes chaises ? Remettez les barreaux horizontaux. C’est fort bien, mais toute la modernité a disparu. Car, tandis que dans les styles anciens l’ornement est si bien lié à l’objet qu’on ne saurait proscrire l’un sans faire disparaître l’autre, ici, au contraire, ce qui est nettement