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LE P. GRATRY.

tenant à l’arbre. » Il n’a jamais regardé, sans la voir tenant à l’arbre, une seule feuille de l’arbre de la science, ou de la vie.

Que dis-je ? Il voyait l’arbre tout entier, ayant la science à sa base, à son faîte la religion. Il a su autant qu’il a cru ; jamais il ne s’est montré moins jaloux, et son humilité seule m’empêche d’ajouter : moins fier, de sa raison que de sa foi. C’est pendant son année de philosophie qu’il éprouva l’invincible besoin « de savoir ce qui est » et de « laisser les mots pour aller aux choses. » Par amour pour la vérité, pour le service de Dieu, il brisa le charme dont la beauté littéraire le tenait alors enchanté. Mais il ne le brisa qu’en pleurant. Il répétait avec le psalmiste : « Parce que je sors de la vanité littéraire, j’entrerai dans les profondeurs de Dieu ; » mais, alors même qu’il faisait au Seigneur l’énergique et douloureux sacrifice « de ces fleurs, de cette sève, de ce soleil, de ce printemps, » il lui disait tout bas : « Vous me rendrez tout cela peut-être. » Le Seigneur le lui a rendu.

À dix-neuf ans, à peine savait-il faire une multiplication. À vingt ans, élève de l’École polytechnique, il retenait sans prendre de notes une leçon d’algèbre qui avait duré cinq quarts d’heure, et les calculs dont Ampère avait deux ou trois fois couvert le tableau. Voilà ses dons scientifiques. Ses dispositions pour la philosophie, pour la métaphysique même, eurent quelque chose de plus hâtif encore et de plus étonnant, témoin cette page que nous empruntons aux Souvenirs de Jeunesse : « Je me souviens, dans ma première enfance, avant l’âge qu’on appelle de raison, d’avoir un jour senti l’impression de l’Être dans sa vivacité. Un grand effort contre une masse extérieure distincte de moi, dont l’inflexible résistance m’étonnait, me fit articuler ces mots : « Je suis. » J’y pensais pour la première fois. La surprise s’éleva bientôt jusqu’au plus profond étonnement et jusqu’à la plus vive admiration. Je répétais avec transport : Je suis ! Être ! Être ! Tout le fond religieux, poétique, intelligent de l’âme, était en ce moment éveillé, remué en moi… Une lumière pénétrante, que je crois voir encore, m’enveloppait : je voyais que l’Être est, que l’Être est beau, bienheureux, aimable, plein de mystère. Je vois encore, après quarante années, tous ces faits intérieurs et les détails physiques qui m’entouraient. »

C’est là qu’il est permis de songer aux Confessions de saint Augustin : elles ne renferment rien de plus saisissant. Ainsi Dieu se révélait pour la première fois à cet enfant, non pas, comme à