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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

traîner, rongées de misères, et qui arrivaient sans ordre au combat, retrouvaient, dans la fournaise, le sang chaleureux de la race, l’élan qu’avaient illustré tant de victoires. Une espèce de jour pourpre, fait de la flamme des incendies et du crachement des canons, avait remplacé le soleil sur la neige, animait le crépuscule de son reflet tragique. Des heures s’étaient écoulées sans que Louis en eût conscience.

Il n’avait plus de regards que pour un groupe de batteries. Il les voyait évoluer dans le champ de sa lunette. Un colonel, qu’il devinait jeune, à sa taille fine, à ses mouvemens décidés, galopait à côté d’elles. Il ressentait à le suivre une émotion exaltée, une sympathie, comme s’il l’eût connu. C’était d’Avol. Louis admirait l’allure folle des attelages, le tressautement des canons sur la pente, caissons derrière, chaque batterie alignée comme à la parade, les conducteurs tenant en main la bride des sous-verges, servans sur les coffres, brigadiers et sous-officiers à leur rang. Au geste impérieux du jeune chef, en une seconde, servans à terre, canons dételés, les batteries ouvraient le feu, tiraient sans discontinuer, tandis qu’en seconde ligne, chevaux et conducteurs attendaient, impassibles. Mais un opaque brouillard peu à peu s’élevait, enveloppait tout de son voile dense, coloré d’écarlate. Louis, le cœur battant, put apercevoir pourtant tout le centre de la ligne française s’ébranler, fonçant sur Villersexel, puis, ne distinguant plus rien, rentra bien vite au château. Le calme qui y régnait était de bon augure. Toujours, dans la direction de Marat et de Moimay, le bruit faisait rage. Louis, à la fenêtre, scrutait la nuit. Il essayait en vain de démêler, là-bas, dans cette lueur qui par instans flottait, dans ce tapage qui ne finissait pas, des indices précis ; sans savoir pourquoi, l’espoir grandissait en lui. C’était l’heure où, bien que les Allemands gardassent Moimay et eussent repris Marat, la bataille se dénouait sur l’abrupt coteau de Villersexel. L’épée haute, transfiguré, ayant retrouvé le rayonnant visage des soirs glorieux d’Algérie et de Grimée, Bourbaki se retournait vers les fantassins du 20e corps, criait : « À moi l’infanterie ! Est-ce que l’infanterie française ne sait plus charger ? » Et, les électrisant de son exemple, le général en chef, redevenu soldat, enlevait cinq bataillons de la division Ségard, les lançait à l’assaut. En même temps une partie de la division Penhoat, du 18e, se précipitait, par une brèche, dans le parc de Grammont et dans la grande rue. À la tête de quelques zouaves,