Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/777

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
773
LES TRONÇONS DU GLAIVE.

maire avec Sangbœuf, vis-à-vis de Guyonet furieux. Aux premiers coups de fusil, Sangbœuf et Louis, que ne retenait pas leur tour de service, l’avaient planté là, pour courir à une éminence voisine de Bournel et d’où l’on découvrait dans l’éloignement le champ de bataille, avec Villersexel en amphithéâtre sur un coteau dominé par le château de Grammont. Esquivés en fraude, sitôt Bourbaki parti avec son état-major, ils avaient pu apercevoir, se détachant sur la neige, les mouvemens de troupes ; ils étaient revenus en courant, craignant qu’on eût remarqué leur absence. Mais le château était presque vide, le télégraphe muet. Sangbœuf, en maugréant : « À lui la faction ! » prit la place de Guyonet, qui, armé de sa lunette, trotta à côté de Louis, retournant en hâte à l’observatoire. Le canon, qui s’était tu, venait de reprendre. — Enfin ! dit Louis, avec une joie qui éclaira son visage calme.

Il pressa le pas, expliquant à Guyonet les péripéties du matin : les avant-gardes prussiennes, en marche sur Villersexel où avaient pénétré la veille l’extrême pointe des nôtres, avaient, accueillies par une fusillade, aussitôt déployé deux batteries, et, soutenues par d’immédiats renforts, enlevé le bourg. Louis ne comprenait pas l’abandon où on avait laissé cette poignée d’hommes. Que faisaient les troupes ? Pourquoi n’avaient-elles pas occupé dés le matin les emplacemens désignés ? Pourquoi le 18e corps, conformément aux ordres, n’était-il pas venu s’établir à Villersexel ? En lui-même il répondait : c’est le retard fatal des colonnes, avec des masses éreintées, mourant de faim, de froid ; c’est la difficulté des approvisionnemens ; c’est l’indécision du général en chef, noyé dans le détail, messervi par l’inexpérience et l’incurie des états-majors. Dire que le 15e corps, pendant que les autres allaient se battre, débarquait à peine à Clerval, une station sans quais, sans garages, où l’avait poussé on ne savait quel ordre, tant il y avait peu d’unité et de prévoyance dans les commandemens. Venu par route, il eût été là depuis longtemps !

L’intendant en chef ne savait même pas qu’il aurait à nourrir le 24e corps, apprenait fortuitement l’arrivée du 15e Des milliers de soldats restaient sans rien toucher, ou, tout d’un coup, un tas trop gros, qui se perdait, jeté dans la neige. Louis, comme ses frères, vivait la minute présente, tout à lui-même et à ce qui se passait autour de lui, au fonctionnement du petit appareil à travers lequel couraient, mystérieusement, les lignes griffonnées, et qui étaient des paroles vivantes, les voix lointaines de Frey-