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être la faim qui lui criait aux entrailles ; ils n’avaient mangé depuis Chalon que du pain et du sucre, et pris, ce matin, devant la gare, que le café pilé sommairement, de la neige fondue en guise d’eau. On marchait en échangeant des paroles, lamentations sur la longueur de la route et les arrêts inexplicables, souhaits rageurs de l’étape. Grâce aux exhortations des officiers, à l’énergie du colonel allant au trot de son petit cheval arabe, de la tête à la queue de la colonne, le régiment, si éprouvé qu’il fût, ne présentait pas encore, malgré son égrènement, un aspect trop misérable. Mais, avec la tombée du soir qui faisait les jours si brefs et les nuits si longues, une halte venait geler sur place le peu de chaleur et d’élan qui restassent. Henri, qui avait quitté son sac, chancela, quand il fallut le recharger. Ses pieds enflés, écorchés dans le cuir raide, lui faisaient endurer une torture. Il eut beau faire, il boita. Les rangs suivans le talonnèrent. Il mettait son amour-propre, s’entêtait à ne pas ralentir. Ce fut Rombart qui, le voyant pâle, suant à grosses gouttes malgré le froid, le poussa de côté, pour marcher plus doucement. Henri, à ce moment, subit une contrariété cuisante ; son oncle passait au trot, regagnant la tête. Il eût voulu éviter le regard du colonel. Mais M. Du Breuil l’avait aperçu et, sans s’arrêter, lui criait : — Hardi là !… Humilié, Henri avait alors une brusque envie de pleurer, et de tout lâcher, sac, fusil, de s’asseoir, de se coucher là. La nuit était venue. Rombart et lui, mêlés au dernier bataillon, mirent une heure à gagner l’étape, à rejoindre l’escouade.

Ils la trouvèrent établie au bord du Doubs, dont le champ de glace formait bivouac avec la route et les abords d’un village dont on ne savait pas le nom et où l’on ne pouvait entrer. Un autre régiment y cantonnait. On eut toutes les peines à allumer le bois. Arrivés à six heures, on ne put manger la soupe avant dix, une soupe à l’oignon, faute de viande. Henri finissait, lorsque l’adjudant se montra, appelant : — Réal ! — Présent ! dit Rombart en poussant le jeune homme. — Le colonel vous demande ! Henri, boitant bas, arrivait à un feu devant lequel, assis sur un pliant, M. Du Breuil causait avec des officiers ; il se leva, vint au-devant de son neveu, le prit sous le bras : — Hé bien, mon petit, ça ne va guère ? Et comme Henri, redressant la taille, protestait, le vieillard lui dit doucement :

— Va, va, je sais ce que c’est ! Tu es un bon garçon, un vrai