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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

perdu dans le vaste Paris, les tirait de leur sommeil. Le vol des obus, striant de tous côtés le ciel gris avec un fracas sourd et des sifflemens, s’abattait sur les forts de la rive gauche.

— Cette fois, fit-il, ils bombardent Paris. Et dur !

Nini se serra étroitement contre lui, appuya sans parler la joue sur sa poitrine. Elle se sentait bien là, protégée, heureuse à l’idée de partager le péril ; Martial, avec son insouciance de Parisien artiste, s’étira, bien au lit, comme si en effet il n’y avait aucun danger.

— L’année commence bien, railla-t-il. Ça promet !

— Brr ! dit Nini, en sortant le bras des couvertures, pas chaud ! Ce n’est pas drôle de se lever !

Il lui ramenait le drap jusqu’au menton ; rapprochés, ils se pelotonnèrent, prolongeant la grasse matinée, par crainte du froid, ennui des heures vides. Et, le cœur gros de révolte, mais sans souci du tonnerre des lourds obus qui bientôt allaient tomber non loin d’eux, au Panthéon, à l’Observatoire, peu à peu, ils se rendormirent.

Leur vie, depuis que le bombardement s’était abattu sur les forts de l’Est, n’avait été pendant ces huit jours qu’une prolongation des souffrances qui, après le Bourget, avaient étreint Paris : misère du froid, diminution des ressources, rage contre l’inexplicable inertie du gouvernement. Chaque jour davantage, la Ville-Lumière perdait de sa flamme et de sa chaleur, envahie par le froid, l’ombre. Martial et Nini gelaient dans l’atelier obscur, près du poêle éteint ; le charbon et le bois étaient presque introuvables. Le soir, les rues s’enténébraient, désertes, avec des coins de coupe-gorge. Les profondes avenues s’ouvraient dans l’opacité du noir, troué çà et là d’un tremblotement lointain de réverbère. Les quais semblaient ceux d’une cité morte, abandonnée depuis longtemps, avec leurs façades sinistres, au-dessus du fleuve immobile que des péniches bossuaient, dans une croûte de glace et de neige. La diffuse clarté rousse qui, la nuit, flottait sur la plaine d’édifices, emplissant le ciel, et qui faisait dire de loin aux voyageurs : « Voilà Paris ! » et éveillait en eux une émotion devant le rayonnement du gigantesque foyer, s’était éteinte. On s’endormait ; on se réveillait au bruit de cette canonnade incessante qui partait de Montfermeil, de Noisy-le-Grand, du Raincy. Quand on apprit que le plateau d’Avron venait d’être évacué, l’exaspération ne connut plus de bornes. Ainsi, depuis un mois on occupait cette