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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

hôte laissait son relent. Courts intervalles, irrités par les constatations de dégâts qui suivaient chaque départ, exaspérés par l’attente de l’arrivée prochaine. Jean Réal s’assombrissait de plus en plus. Il comprenait trop son impuissance, l’inutilité maintenant de toute révolte. Il avait eu raison, à cause de Marceline, de Gabrielle, de Marie, des petites, de renfoncer en lui son âpre désir de lutte ; il eût fait massacrer inutilement toutes ces faibles vies dont il avait la charge, et qui appartenaient à d’autres. Dans cette abdication du pays entier, qu’il était peu, comme sa résistance eût été folle, en face de ce raz de marée, de ce flot d’inondation qui nivelait tout ! Pourtant, malgré sa force de caractère, cette sagesse qui lui coûtait tant, il avait des bouffées de sang terribles ; il eût voulu alors saisir au mur un de ces fusils que, dans chaque chaumière, chaque Français eut dû décrocher, et redevenu jeune, tirer, tirer, tuer des Prussiens, dans une ivresse rouge, comme à Leipzig. Son Charmont ! D’autant plus il le chérissait, d’autant plus il exécrait l’invasion. La France se résumait pour lui en ce coin où cinquante ans de sa vie avaient semé, récolté. Levé tôt, couché tard, surveillant, dirigeant tout, il avait vu les prés s’ajouter aux champs, les arbres grandir. C’était son œuvre, son bien. Il lui fallait voir fouler cela aux pieds ! Lui, un vieil homme respecté, le premier viticulteur du pays, il n’était plus que serf taillable et corvéable, vaincu anonyme à qui n’importe quel soudard venait dire : — « Vous ! le propriétaire, vous tuerez trois bœufs, donnerez tant de paille, tant de vin ! » Et, à voir de jour en jour se vider les étables, les granges et les caves, son cher bien entamé, ses réserves fondre, un crève-cœur indicible le tenaillait. Il gardait aussi une rancune contre Pacaut et ses acolytes, qui, heureux de nuire à un riche, déchargeaient le village, pour accabler le château.

L’avant-veille de Noël, des Bavarois s’installèrent pour deux jours. Ils étaient si las que beaucoup, leur sac jeté, se couchèrent et s’endormirent. À bout de forces, en loques, plusieurs ayant remplacé leurs uniformes par des blouses de moblots ou des culottes de paysans, ils n’avaient pas cessé de marcher et de se battre depuis deux mois : Coulmiers, Loigny, Josnes, Vendôme… Visiblement, il n’eût pas fallu un grand effort pour achever de les rompre. Ils étaient rassasiés de la guerre. L’approche de Noël, d’habitude joyeusement fêté dans les maisons allemandes, et cette année sans autre cloche ni cierge que ceux des services