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tonneaux. M. Bompin se louait d’avoir fait enfermer l’Innocent. L’instituteur, pris à la gorge, s’était vu menacer de prison, pour une simple observation. Le maire demeurait blême, d’un interrogatoire au sujet des fusils : « — Vous en avez ! » affirmait le commandant soupçonneux, et Pacaut geignait : « — Non ! non ! je les ai moi-même jetés dans la Loire !… » À peine Charmont évacué, il vint au château, s’enquit encore si ces armes damnées étaient bien introuvables. Ne valait-il pas mieux les détruire de nuit, sans attendre ?

Le temps s’était mis au froid le plus dur. Cette belle campagne aux horizons paisibles, d’une douceur harmonieuse, étalait des steppes désolés où les villages, les bois, les noyers des routes, au ras de la neige sous le ciel bas, espaçaient leurs taches noires. L’air si mol brûlait, dans une sécheresse de bise coupante. On ne voyait de vivant que le vol de corbeaux par bandes, et, sinuant à travers l’étendue blanche, un fourmillement renouvelé de convois et de troupes. La terre semblait morte, gelée dans ses profondeurs. Les sources mêmes s’arrêtaient. La Loire pétrifiée n’était que glacier lisse, ou chaos de blocs. L’étonnante rigueur de l’hiver, jointe au cataclysme de la guerre, s’abattait comme un châtiment mystérieux, un second fléau.

Alors des nuées d’êtres qui avaient faim, soif, et ravageaient chaque fois le sol au passage, d’interminables colonnes d’infanterie, des masses de chevaux portant des cavaliers, traînant des canons, se succédèrent. Pas de jour où Charmont n’eût à loger pour sa part des centaines de bouches dévorantes. Il défila des fantassins pesans, dont les barbes descendaient sur les tuniques foncées. Écrasés de fatigue, la mine têtue, disciplinée, ils paraissaient traîner à leurs semelles la lourdeur de tant d’étapes, à travers la terre conquise, depuis leurs pays d’Allemagne. Il défila des dragons hessois et des chevau-légers de Bavière, des cuirassiers blancs et des hussards bleus. Ils portaient sur de larges épaules des visages où la morgue de la victoire haussait les mâchoires épaisses, sous la jugulaire des casques.

Le château, dans cette double malédiction de la guerre et de l’hiver, se faisait petit. On n’y parlait qu’à mots rapides, à voix basse ; on pliait le dos avec rage. On ne prenait que le temps de remettre les choses en ordre après chaque fournée, ces écuries et ces hangars où hommes et bêtes laissaient leur fumier, ces chambres familiales devenues chambres meublées, où chaque