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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Fayot le garde champêtre, tout s’était bien passé ; on gémissait pourtant sur la réquisition, fourrages et bestiaux enlevés ; on ne tarissait pas sur ces appétits d’ogres, engouffrant pain, rillons, pommes de terre et viande. Du reste, ils n’avaient fait de mal qu’aux garde-manger. Pas mauvais diables, polis avec les femmes, aimant la famille ; plusieurs avaient pris des enfans sur leurs genoux. Devant Céline, un soldat, dans son baragouin, s’était mis à parler d’une fiancée, laissée là-bas.

Puis, à la boue du dégel ayant succédé des routes fermes, ce fut le martellement sonore des passages de cavalerie. De nouveau Charmont fut submergé. Un escadron de Poméraniens entra dans l’avenue dépouillée. Les grands chevaux étiques emplirent écuries et hangars. On dut vider les remises pour leur faire place. Les dragons, cheveux longs et barbes incultes, avaient un air de bêtes affamées et farouches. La cour, avec les harnachemens dressés en tas, les balles de foin éventrées, la fontaine où les bais crottés allaient boire, semblait le camp d’une horde. Les officiers, de hauts reîtres brutaux, tempêtèrent parce que le dîner ne venait pas assez vite. Repus, ils pénétrèrent dans le salon, trouvèrent mauvais que les dames brusquement se retirassent. Enfermées dans leur chambre, elles écoutaient douloureusement la gaîté insultante des éclats de voix et le piano retentir de polkas et de valses. Jean Réal ne put contenir sa colère, quand Germain, scandalisé et les mains tremblantes, vint annoncer qu’ils exigeaient du Champagne. — Il n’y en a pas pour eux ! Et, attends, je me charge d’aller le leur dire !… Gabrielle le retenait à grand’peine, tandis que Marceline, pour arranger les choses, glissait à Germain, dans l’oreille, de servir quelques bouteilles du vin mousseux de l’an dernier, le premier tas à gauche, dans la cave. Le piano résonna de plus belle, sous les durs accords. Des pas avinés et des traînemens de sabre montaient enfin ; tout à coup, un bruit de chute énorme et de dégringolade. Marcelle et Rose, satisfaites, ne pouvaient réprimer leurs rires, pouffaient à se tenir les côtes. Le lendemain les Poméraniens déguerpissaient sans trompettes. On eut du mal à nettoyer la cour.

Au village, on déchantait. Les Poméraniens avaient eu le vin brutal. Massart, dont les amabilités leur avaient paru suspectes, gardait un œil tuméfié, d’un coup de poing. Cette fois on avait razzié sans scrupules, sondé les cachettes, défoncé les