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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

dont chaque repli lui tenait au cœur, lui était intolérable, enfiellait son attente. Et, bien qu’à chaque minute il crût les voir apparaître, le brusque surgissement des casques, tout là-bas, au fond de l’avenue, l’ébranla d’une commotion. Dans la tristesse du crépuscule, la masse noire grossissait. Il distingua le groupe des officiers à cheval, le sourd balancement du pas ; toute l’ombre du soir entra en lui.

Il fallut pourtant s’avancer, entendre le chef de la troupe, un major à belle barbe blonde, qui parlait un français rude, mais correct, l’inviter à loger le détachement : cent hommes ; il aurait à fournir un bœuf et trois moutons, du vin ; en plus, pour sept officiers, le repas et des chambres. Il fallut veiller à l’installation dans les communs des Saxons à tunique verte, dîner en hâte, pour faire place dans la salle à manger aux maîtres provisoires de Charmont. Toute la soirée, dans le salon où comme d’habitude on se tint, parlant plus bas, le cœur serré, — pour la première fois Jean Réal ne s’assit pas devant ses cartes, — on entendit, à travers les portes, les grosses voix et les rires passer, en un brouhaha de syllabes rauques, avec l’acre fumée des grosses pipes dont l’odeur empestait. Muette dans un fauteuil, la vieille Marceline ne marquait sa colère que par un tapotement nerveux de ses doigts secs sur son étui à lunettes. Jean Réal marchait de long en large, absorbé dans un mutisme que Marcelle ni Rose n’osaient troubler. Elles étaient toutes désorientées par cette rupture des habitudes, ce poids des présences étrangères, qui humiliait l’aînée, agitait la petite de curiosité et de peur. Gabrielle et Marie se tenaient l’une contre l’autre, les mains dans les mains, sur un canapé bas, sans avoir le courage de parler. Par momens, malgré les volets clos, un bruit venait du dehors, les chants assourdis des Saxons. Elles pensèrent à cette autre soirée où, des communs, les voix joyeuses des vignerons s’étaient élevées, fêtant les noces, après le vin d’honneur. Elles revirent l’aurore sanglante, l’étrange mystère de la nuit en feu au-dessus de la Loire et des campagnes rouges secouées de tocsins. Le présage n’avait pas menti. Le fléau était venu. Avec une amertume indicible, elles songeaient aux absens, dont elles étaient sans nouvelles ; voir là ces Allemands, au lieu d’eux, accroissait encore l’éloignement, en soulignait la douleur. Non qu’elles craignissent pour elles-mêmes, mais ce joug brutal de l’invasion rouvrait d’un déchirement brusque toutes leurs blessures ensemble. Gabrielle,