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réprimer un rire. — On y va, fit-il. Lucache, révolté, rentrait dans son école, en faisant claquer la porte. Derrière la vitre guettait le visage inquiet de sa femme, une pâle créature souffreteuse. Des têtes curieuses avançaient le cou, des enfans se précipitèrent, on entendait les sabots des chevaux, sur le pavé. Et drapés dans leurs manteaux, les uhlans au trot parurent, lance haute.

Tout l’après-midi, Jean Réal, sombre, guettant du vestibule s’il n’apercevait pas au bout de l’avenue les casques à pointe, attendit. À l’exception des armes du village et des souvenirs les plus précieux des chambres, rien n’avait été caché ; toute chose était en place, selon l’habitude familière. Comme si elles eussent marqué des heures ordinaires, les aiguilles des cadrans continuaient leur ronde ; de grands feux égayaient les cheminées ; les habitantes poursuivaient leur vie égale en apparence, silencieuses, plus tristes seulement. Ah ! sans elles !… S’il n’avait pas craint d’attirer les représailles cruelles sur les chères femmes, eu peur pour ses petites-filles !… Il sentait se réveiller l’âme du lieutenant d’autrefois, qui avait affronté kaiserlicks et cosaques. Il aurait retrouvé assez de vigueur pour distribuer ses remingtons aux vignerons, faire ensemble le coup de feu. Mais il n’y avait plus dans la propriété que des vieux comme lui. Et que faire, sans autres bonnes volontés que Lucache et Fayet ? Pouvait-il remonter ce courant de lâcheté, transformer le village, et non seulement Charmont, mais tous les villages environnans, hélas ! qui sait, tous les villages de France ?… Comment résister, seul, quand le pays ne le voulait pas, contre cette marée montante de l’envahisseur ?… Que faire, sinon se terrer, subir les bras croisés l’outrage des réquisitions, donner le moins possible, opposer aux demandes, aux exigences, la force d’inertie, protestation encore ? Mais que ces pillards ne s’avisassent pas de vouloir tout prendre, de mettre à sac ce Charmont que depuis tant d’années il avait vu, sous sa main, s’agrandir et fleurir, avec ses jardins qu’il s’était plu à orner, avec ses étables chaudes, ses caves bondées de vin, ces murs dont il avait dressé les plans et drapé le lierre ! Il embrassait d’une possession méticuleuse, dans un rappel soudain, ses vignes, ses prés, ses bois, dont il connaissait jusqu’au plus petit sentier, et la maison vaste, avec ses recoins et ses greniers, ses pièces dont chaque objet faisait partie de sa vie, était une date, un souvenir. L’idée que des mains étrangères toucheraient à cela, que les bottes boueuses allaient fouler cette terre