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LE P. GRATRY.

la vision des choses qui passent, elle puisse fixer le foyer de la lumière et de l’être. » Et voici le commandement de Moïse, que l’Évangile a confirmé : « Tu chercheras le Seigneur de toute ton âme, de tout ton cœur, de tout ton esprit, de toutes tes forces. » Celui-là seul le trouvera qui l’aura cherché ainsi, d’une recherche en quelque sorte multiple et totale. Elle est la condition nécessaire, la méthode absolue et unique pour arriver à la vérité. Le P. Gratry s’en était fait une loi. Entre les deux grands procédés intellectuels, syllogisme et dialectique, il préféra le dernier, précisément parce qu’il demande beaucoup non seulement à l’esprit, mais à la volonté. « L’intelligence peut perdre ou retrouver sa force d’élan vers l’infini. Cela dépend du ressort de l’âme et de la liberté morale, cet élan étant à la fois et indissolublement intellectuel et moral et ne pouvant être qu’un mouvement de totalité de l’âme humaine. Le mouvement intellectuel… ne s’exécute pas dans l’âme sans le mouvement moral correspondant. Voilà pourquoi les âmes malades ne l’opèrent point[1]. »

Par malheur il y a beaucoup de ces âmes : la beauté de la sagesse les attire, mais leur passion les empêche d’en suivre l’attrait. « On cherche peut-être la sagesse de tout son esprit, mais pas de tout son cœur, » de son pauvre et faible cœur. « Est-ce que le plus grand fléau de la philosophie n’a pas été de tout temps cette maladive séparation de l’intelligence qui s’isole, dans l’âme, des autres forces ; qui se sépare artificiellement du sentiment et de la volonté[2] ? » Notre raison, à peine formée, se complaît en elle-même, et, pendant qu’isolée elle s’élève et s’évanouit dans le vide, nous savons jusqu’où, solitaire aussi, peut descendre notre amour. Alors « on voit d’un côté se dresser dans l’âme la crête de l’orgueil, orgueil produit par un commencement de lumière, qui n’est pas la lumière, mais bien sa ruine ; tandis que, de l’autre côté, on voit se former au bas de l’âme l’égout de la sensualité, sensualité produite par un commencement d’amour dégradé, qui n’est point l’amour, mais l’obstacle à l’amour[3]. »

Gardons-nous donc indivisibles, et que tout soit commun entre notre esprit et notre cœur, entre notre entendement et notre volonté. On aperçoit aussitôt les conséquences d’un pareil accord : il confirme la promesse faite sur la montagne : « Heureux les

  1. Connaissance de Dieu.
  2. Connaissance de l’Âme.
  3. Ibid.