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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

affluaient, s’entassaient, encombrant les quais, piétinant la neige. Le 3e zouaves de marche, depuis des heures, attendait son tour. Qui eût reconnu, au front rasé sous la chéchia trop large, au visage gamin creusé déjà, au corps endolori dans la défroque des braies et de la veste de rencontre, le coquet, le fier adolescent qui, guides hautes, naguère conduisait avec tant de maestria le phaéton dans l’avenue de Charmont, l’Henri amoureux de Céline, satisfait de vivre et ne doutant de rien ?

Immobile, appuyé sur son chassepot et courbé sous le sac, il contemplait à droite et à gauche, avec des yeux bouffis de sommeil, la masse remuante de son bataillon aligné. Une palissade les séparait de la voie. Les wagons noirs, à la queue leu-leu, s’allongeaient, débordans d’hommes dont on voyait bras et têtes s’agiter. Les rails étaient jusqu’à perte de vue couverts de trains en souffrance, de files de locomotives et de voitures, bondés d’hommes, de munitions et de chevaux. C’était une bousculade, des cris, des ordres ; le personnel affolé courait en tout sens… Ainsi commençait, dans les pires circonstances, avec un défaut total d’organisation matérielle, le gigantesque mouvement excentrique qui jetait vers l’est la première armée, avec le plan confus de débloquer Belfort au passage, et de couper ensuite les communications des Allemands, par une marche sur les Vosges.

Gambetta, durant son séjour à Bourges, avait usé sa chaleureuse conviction à presser Bourbaki. « Il n’y a que vous en France qui croyez la résistance possible ! » s’écriait le général. Et, arguant de la décomposition de ses troupes, il renonçait à secourir Chanzy, non par manque de camaraderie, car il était tout dévouement chevaleresque, mais tant la perspective de marcher avec des recrues à une défaite qu’il préjugeait certaine, effrayait l’ancien commandant des vieux soldats de la Garde. Alors, de guerre lasse, Gambetta, revenant à son dernier espoir, l’idée fixe qui le poussait à la délivrance de Paris, au lancement têtu, infatigable d’armées convergentes, lui ordonna la reprise de l’offensive, la marche sur Montargis et Fontainebleau. À contre-cœur, Bourbaki obéissait, l’armée s’ébranlait enfin. Mais, de Bordeaux, Freycinet avait conçu un projet plus vaste, projet dont on avait parlé déjà ; abandonné, repris… Au lieu de s’acharner au centre, pourquoi ne pas tenter une diversion puissante, sur le point faible de la circonférence, la ligne de ravitaillement ennemie ? Longtemps, pour ce coup de force, il avait compté sur Garibaldi