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prise manquée des Prussiens sur Autun ; trois semaines au plein air, avec des repas et des sommeils de hasard, des affûts de Mohican, parfois des coups heureux, un étrange monde de compagnons ; sa petite troupe restait homogène, grâce à une surveillance rigoureuse ; mais, autour de lui, quelle anarchie ! Charles abondait. Il y eut un silence ; le capitaine du génie hochait la tête. On parla de la surprenante inertie de l’armée des Vosges. Garibaldi était malade, cloué sur un lit de douleur. Mais Bordone ? puisque au demeurant c’était le chef réel ! Ignare et tranchant, vain de sa fortune, fanfaron de promesses, il se bornait à exploiter son ascendant, jouissait de l’heure présente, à l’abri du vieillard, dont la célébrité républicaine, la gloire internationale, imposaient à Gambetta et à Freycinet des ménagemens et des égards qu’ils n’avaient pas toujours pour les généraux français. Les seules opérations de guerre qui se fissent dans la région, on les devait à Crémer, dont la fougue et la résolution osaient. « Un lapin ! dit le capitaine du génie… Soiffard, mais énergique ! » À Nuits, le 18, il avait livré, contre l’armée de Werder, descendue de Dijon, une bataille meurtrière et glorieuse. Tout le jour, avec un régiment de marche, 800 mobiles de la Gironde, la 1re légion du Rhône et 20 pièces, il avait défendu Nuits et le plateau de Chaux. Il tuait ou blessait aux Allemands 900 hommes et 55 officiers, et si, faute de munitions, il battait en retraite, son acharnement intimidait ses adversaires au point que, loin de poursuivre, ils s’étaient repliés sur Dijon.

Un long moment, avant de se coucher, Charles Réal et Frédéric revenaient à la pensée des leurs, au sort de la famille dispersée ; à l’aube, ils se séparèrent, après s’être embrassés. Charles se remettait en route, vers le pont qu’il allait détruire. Frédéric avait une longue étape, devant, à vingt kilomètres de là, essayer de surprendre des uhlans en réquisition…


Trois jours auparavant, tandis que M. Réal partait d’Autun pour son expédition, bien inquiet sur le sort de ses fils : Eugène au Mans, Louis attaché au quartier général de Bourbaki, à Nevers encore, mais où demain ? et Henri, le pauvre, si enfant, si seul, malgré l’appui de son oncle ! — un jeune zouave, perdu dans le rang, se morfondait sous la bise glacée aux abords de la gare de Decize. Dans un désordre inexprimable, le 20e corps embarquait. Ligne, mobiles, artilleurs, cavaliers, services divers