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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

XIV

En arrivant à Bordeaux, Poncet, au sortir de la gare, grimpait avec sa femme dans un triste omnibus d’hôtel ; ils se sentaient dépaysés et las, furent cahotés, sans le moindre plaisir de curiosité, sur le pavé boueux. À travers les vitres, ils apercevaient la courbe majestueuse des quais, bordés de façades sombres et monumentales, l’immense déploiement de la Garonne, hérissée de coques et de mâts, qui profilaient sur le ciel gris l’enchevêtrement des vergues, encore lisérées de neige. Rue du Pont-de-la-Mousque, étroite et noire, l’omnibus s’arrêta. Leur mélancolie s’accrut, dans l’hôtel comble, où ils purent obtenir à grand’peine une chambrette sur une arrière-cour. Les murs étrangers, la tristesse du soir ajoutaient à leur exil, à leur humiliation de fuite.

Le lendemain, dans le tourbillon des courses, des occupations, leur mauvaise impression s’atténuait. Ils étaient dans une ville autrement vivante que Tours, où la Délégation n’avait imprimé qu’une animation passagère. Bordeaux, avec ses rues bruyantes, ses beaux magasins, avait une magnificence de grande cité, une atmosphère moins molle, fouettée par la vivacité de la mer et la sécheresse du midi proches. Restaurans, cafés, théâtres étaient pleins. À la population déjà dense de la capitale du Sud-Ouest se mêlait, dans une installation hâtive, dans un brouhaha de bon accueil, cette masse flottante, émigrée de Tours et de Paris, qui, des membres de la Délégation et du personnel des ministères jusqu’au remous d’individus que tout gouvernement traîne avec soi, comptait tant de purs dévouemens parmi tant de zèles suspects et d’âpres convoitises. Un flot nouveau de quémandeurs, fournisseurs aux aguets, inventeurs tous de génie, ambitieux politiques, venait grossir les rangs serrés des premiers postulans. Aux chants patriotiques, aux crieurs de presse, aux réunions publiques, aux défilés de gardes nationaux qui, musique en tête, sillonnaient les rues, on reconnaissait les opinions plus républicaines de cette foule qui, le 4 septembre, avait renversé de son socle, jeté dans le fleuve la statue équestre de Napoléon III. Beaucoup de francs-tireurs de trottoir évoluaient belliqueusement sur les allées de Tourny. Matin et soir, sur le champ de bataille des tables d’hôte, il se consommait un grand massacre