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Martial faillit s’étrangler, retira un brin de paille d’une bouchée.

— Diable, le pain se mélange.

Depuis dix jours, tout pain blanc avait disparu, toute vente de farine était interdite. Une panique avait suivi, emplissant certains quartiers de tumulte et de rassemblemens. Le bruit du rationnement imminent courait. Mais un arrêté du maire, Jules Ferry, avait démenti cette crainte, promettant que la consommation du pain ne serait pas limitée. Toujours la peur de l’opinion ; comme si, dans toute ville assiégée, on ne devait pas, et dès le premier jour, prescrire le rationnement des ressources.

Nini, à son tour, disait ce qu’elle avait fait, la gentille attention de Mme Thévenat venue voir si elle n’avait besoin de rien. Comme le temps lui avait paru long ! Elle ne pouvait plus se passer de son ami, trouvait un réconfort à cette affection simple et vraie, qui, née des circonstances, fleur délicate de ces ruines, avait poussé de si brusques racines. Ils étaient émus de songer qu’il avait fallu tant de misères pour les rapprocher, changer leur liaison, qui sans elles n’eût été qu’un caprice charmant, en un lien solide de joies et de souffrances ; au lieu d’une ivresse passagère, ils connaissaient ce qui est le véritable amour, la vie partagée, rendue l’un à l’autre plus facile et plus douce.

— Allons, fit Martial, au dodo !

Serré contre elle, dans le petit lit, il éprouvait maintenant une tristesse : le regret de cette bataille perdue, de tous ces jours gâchés ; et à son amertume se mêlait le bonheur d’être là, d’être aimé, une reconnaissance pour celle qui, de vivre étroitement ces heures de détresse avec lui, en allégeait le poids. Il jouissait de sentir le frémissement du corps délicieux, son abandon confiant, et la mollesse de cette minute, tandis que là-bas, dans la plaine, en arrière, des morts, sur la terre gelée si profond qu’on n’y pouvait dresser les tentes, l’armée grelottait, souffletée par l’âpre bise. Le lendemain matin, dans la cuisine, Martial, pour se laver, dut briser la glace du seau. Les vitres disparaissaient sous d’épaisses arborescences. Ce qu’il devait faire froid là-bas !… Si froid qu’on évacua dans la journée des centaines d’hommes aux pieds gelés. Il fallait fendre le pain à la hache. Le vin n’était qu’un bloc dans les tonneaux. L’eau, que les corvées allaient puiser au canal de l’Ourcq, durcissait en route. Faisant feu de tout bois, brûlant charpentes et meubles des villages abandonnés, on vit durant quatre jours, autour des maigres brasiers, tourner mo-