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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Doctrine chrétienne, relevant les blessés sous le feu, avait été frappé mortellement. Paris, à mesure que ses souffrances croissaient, redoublait de tendresse et de pitié pour les blessés, les malades et les pauvres. Au Grand-Hôtel, au Corps législatif, dans les innombrables ambulances où Américains, Belges, Suisses, Anglais rivalisaient de zèle avec la charité française, par milliers les blessés étaient recueillis et soignés ; mais, en dépit du bon vouloir, de l’argent prodigué, des dons en nature, entretien de cantines et fournitures de vêtemens, une effrayante mortalité sévissait. Inévitablement les foyers d’infection s’étendaient ; presque tous les amputés succombaient. La nourriture insuffisante et malsaine, graisses immondes, animaux d’égout, la rigueur du froid féroce depuis novembre, décimaient la ville ; la petite vérole, la bronchite et les pneumonies emportaient chaque semaine des milliers de victimes. Enfans et vieillards périssaient ; les cimetières urbains, trop étroits, regorgeaient.

Il était dix heures du soir quand Martial tourna la clef dans la serrure. Il poussa la porte, entra dans le noir.

— C’est moi, n’aie pas peur !

Un cri de joie. Nini, sautant du lit, rallumait la chandelle, passait en hâte un jupon :

— Te voilà ! Tu n’es pas trop éreinté ?… Et, le prenant dans ses bras, elle l’étreignait. Il sentit contre lui palpiter le torse jeune. Sous la chemise entr’ouverte, il percevait la rondeur du sein et le battement du cœur. Il fut remué jusqu’au fond de lui par cette ardeur de tendresse, cette offre, ce don spontané.

— Tu vois, dit Nini, je t’attendais bien sage, j’étais au lit à sept heures pour avoir plus chaud.

Économisant le feu et la lumière, Paris finissait sa journée de bonne heure, s’endormait tôt. Les petits ménages se couchaient comme les poules.

— Mais ton rhume ? gronda Martial. Recouche-toi bien vite.

Elle ne voulait rien entendre, s’enveloppait d’un châle. Et, dans l’atelier si froid que leurs haleines se condensaient, c’était un gentil remue-ménage, le café préparé sur une lampe à alcool, servi comme par enchantement, un babil gai. Elle lui faisait raconter ses journées, s’inquiétait, riait aux exploits de Thérould. Ils mordaient à belles dents dans le gros pain bis, trop dur, le trempaient dans ce café noir qui avec le chocolat et le vin étaient le plus clair de l’alimentation, soutenaient la fièvre de Paris.