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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

lampes éclairaient par en dessous, le voile dense et flottant de la fumée, les dorures vagues du plafond. Les figures qui l’entouraient, l’ensemble de la salle, dans ce mélange d’ombre et de clarté, lui parurent fantastiques ; il entendait Flourens proclamer, son nom en tête, au milieu de dénégations ironiques, la liste de son choix. On la discute avec violence, repoussant Rochefort, acclamant Millière, Delescluze, Dorian, Dorian surtout dont la popularité fait l’homme de tous les partis ; Blanqui et Félix Pyat soulèvent une tempête ; des noms encore… À bout de souffle, Flourens faiblit. Dorian, dans un émoi inexprimable, proteste qu’il n’est pas un homme politique, mais un travailleur, un fabricant ; il ne peut diriger la guerre !… Multipliant les refus, le ministre descend de la table et se retire, en plein bacchanal… — Dorian président ! Dorian dictateur ! Quelques-uns, les moins enragés, imitent sa retraite. Un double courant s’établit, renouvelle en partie, autour des prisonniers, le cercle de geôliers et de curieux. Martial parvient en jouant des coudes à gagner la porte qui se referme derrière lui.

« Quelle heure est-il ? Qu’est-ce que je fais là ? » fut sa première pensée. Il se trouvait dans un vestibule où l’on circulait moins difficilement ; un couloir spacieux, de hautes portes sculptées, un grand escalier de marbre ; et partout des groupemens, un va-et-vient, une vibration de ruche. Sa rancune contre le gouvernement tombait, n’avait plus la forme hostile de ce matin ; il lui en voulait toujours, mais il le jugeait à plaindre ; les outrages et la violence, loin de servir à quelque chose, n’étaient bons qu’à compliquer la situation. La fermeté que ces hommes montraient en refusant leur démission aux menaces, les intentions patriotiques, quoique désordonnées, de leurs adversaires, est-ce que tout cela ne devrait pas aboutir, dans cette heure si grave, à mieux que ce gâchis ? Tant à faire, et tant de forces perdues ! Au dépaysement de l’endroit, au spectacle insolite, une tristesse l’étreignit. Déjà, le 8 octobre, il avait été peiné par la dernière manifestation. Sans les bataillons de l’ordre ! Viendraient-ils seulement aujourd’hui ? Il sentit son impuissance, fut humilié avec Trochu, Jules Favre, les autres. Que se passait-il à présent dans la salle ? Une générosité plus forte que ses préventions, la conscience soudaine que Flourens et consorts n’étaient qu’ambitions brouillonnes, plus dangereuses mille fois que la bonne volonté maladroite du gouvernement, le ramenaient à une apprécia-