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faiblesse de mon corps. Cet honneur qu’on m’a fait est donc pour moi un grand tourment, sans compter une foule d’autres. Ma vie, qui paraît enviable à la surface, ne l’est guère au fond ; je suis comblé d’une foule de biens ou du moins de quelques-uns dont je n’avais pas le moindre besoin, mais aucun de mes besoins et de mes désirs réels n’est satisfait. Avec cela, tant que j’ai eu la force de travailler et de lutter, je ne murmurais pas. Aujourd’hui, c’est mon corps brisé et torturé qui murmure, mais je garde encore la clairvoyance de mon esprit et une certaine résignation stoïque, sinon chrétienne. Depuis quelques jours, quoique mes douleurs rhumatismales et névralgiques aient plutôt augmenté, je me sens plus de force. J’essaierai probablement de me traîner à Paris et à Versailles ; nous avons à l’Académie un vote très important à donner pour le 28 décembre ; il s’agit de quatre fauteuils. En paraissant à quelques séances de l’Assemblée, j’éloignerai le moment d’une démission que je brûle mais que tout le monde m’interdit de donner.

J’attends avec impatience votre nouveau poème. Si j’étais de fait ce que je suis de nom, académicien et député, je pourrais servir mes cliens qui le méritent, mais je ne suis qu’un invalide relégué dans une chambrette d’un faubourg de Lyon. Les quelques forces que je crois avoir recouvrées, je les dois à la colère. On dit de toutes parts que les Bonaparte vont revenir. Je suis allé chercher la brochure du grand Breton, Bonaparte et les Bourbons, qui semble écrite d’hier ; j’y ai ajouté une préface où je piétine dans la fange le second Empire, et je fais imprimer cela ; je vous l’enverrai bientôt ; dites a notre ami G… qu’il se prépare à donner une grande publicité à cet instrument de combat.

Dieu vous garde, cher ami, le Dieu auquel nous croyons, nous deux, et qui est bien le même, et qui n’est pas celui de Veuillot, vous accordera de voir une aussi digne vie que la vôtre enfin récompensée. Heureux qui pourra concourir à cette récompense ! Je vous embrasse de tout cœur.

VICTOR DE LAPRADE.[1]


La récompense, — j’entends les hommages publics, — Emile Péhant ne devait pas la recevoir en ce bas monde. Malgré tout le talent qu’il y dépensa, sa chanson de geste n’obtint jamais qu’un succès d’estime, et c’est tout au plus s’il parvint à couvrir les frais d’impression.

En 1872, quand Emile Péhant se décida à publier la première partie de Jeanne la Flamme, sa situation était si ingrate et si précaire que les loisirs et l’argent nécessaires lui faisaient défaut pour aller en Basse-Bretagne recueillir sur place les élémens du Siège d’Hennebont[2], qui devait remplir la fin de son

  1. Lettre inédite.
  2. « Dans mon isolement et mon abandon, écrivait-il à Victor de Laprade, j’ai besoin d’aide pour continuer l’œuvre que j’ai si follement entreprise au déclin de ma vie. Si je n’écris pas le Siège d’Hennebont, quoique cette seconde partie de Jeanne la Flamme soit depuis longtemps toute vivante dans ma tête plus vivante, hélas ! que ma plume ne saura la rendre), c’est que j’aurais absolument besoin sinon d’étudier, au moins de voir la scène vraie de mon draine. Pour des personnages fictifs, on peut à la rigueur dresser soi-même un théâtre factice ; mais quand la Muse emprunte à l’Histoire les héros de ses principaux récits, il est indispensable que les localités lui soient familières ou du moins qu’elle connaisse les principales lignes de la physionomie réelle du paysage. Autrement elle côtoie de trop près la rhétorique et les réminiscences pour n’y pas faire et souvent volontairement plus d’une chute. Or je compte sur l’effet de votre nom et des noms également glorieux qui l’accompagnent dans mon Introduction pour me procurer la possibilité d’une excursion de quelques jours en Basse-Bretagne. Le rêve s’en ira sans doute au vent comme tant d’autres ; mais c’est encore une consolation et un appui qu’une demi-espérance. » (Lettre inédite.)