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Nantes, le 27 novembre 1871,

Cher et illustre ami,

Un long silence nous avait plongés dans les plus cruelles angoisses. Des renseignemens dus à l’obligeance du rédacteur en chef de la Décentralisation y avaient apporté quelques adoucissemens, lorsque votre dernière et navrante lettre à Emile G… est venue raviver et peut-être même augmenter notre douleur. Ce n’est plus, en effet, votre maladie seule qui nous effraie, c’est votre découragement de la vie, c’est votre renonciation à toute espérance. Il faut que les tristesses inconnues qui ont, dites-vous, assailli voire existence aient été bien poignantes, pour avoir ainsi triomphé d’un esprit aussi mâle et d’une âme aussi chrétienne. Nous qui vous aimons tant et qui faisons de votre bonheur un élément du nôtre, comment concevrions-nous l’espoir d’apporter à l’amertume de vos pensées, par nos caresses fraternelles, un remède ou même une consolation quelconque, si votre philosophie et votre foi y ont été impuissantes ? Et pourtant, mon bon et illustre ami, tout en restant dans l’humilité de ma position, je pourrais vous offrir mon propre exemple pour vous encourager à reprendre la lutte et vous donner la certitude de la victoire. L’heure de mes confidences complètes n’est pas encore venue, même envers vous ; mais je puis vous attester que, sauf le déshonneur, il n’est pas une douleur humaine dont je n’aie touché le fond. Eh bien ! chez moi le père de famille soutient l’homme, et, si je ne suis pas encore parvenu à chasser définitivement de mon chevet le spectre obsédant du suicide, je conserve du moins assez de force pour garder sur mon visage le masque de la résignation et parfois celui du bonheur. Or Dieu vous a prodigué des joies que je n’ai pas même rêvées et qu’ont savourées bien peu d’hommes ; la religion vous a donné pour le grand combat des armes qui me manquent. Faites donc, je vous en prie, ô mon bien-aimé poète, un vigoureux effort de volonté saine et de foi résolue, et débarrassez-vous des étreintes d’un désespoir qui, j’oserai vous le dire, n’a pas de causes irrémédiables.

Je conviens avec vous que, de quelque côté qu’on regarde, le présent est sombre et l’avenir terrible, mais sans vouloir faire de phrases, j’ai la conviction que l’enfer, — cette double symbolisation du mal et du malheur, — ne saurait prévaloir contre un pays qui s’appelle la France, ni contre un homme qui s’appelle Laprade. Malgré nos dissensions aussi lamentables que folles, Dieu finira par tirer notre nation de l’abîme, et dès à présent, il tient en réserve pour vos enfans, quand vous ne serez plus là pour les protéger, des trésors de gloire qui valent une fortune. Un catholique ne saurait se montrer moins croyant ni moins confiant qu’un libre penseur (car j’accepte avec orgueil devant les hommes, quoique avec humilité devant Dieu, ce titre que la secte ultramontaine prodigue si insolemment à tous ceux qui ne croient pas aux miracles et aux dogmes de sa fabrique). Pardonnez-moi cette inconvenante tirade. Ne vous rappelez que mon absolue confiance en la bonté de Dieu et, rua certitude des destinées glorieuses promises à vos œuvres et à vos enfans. Laissez-vous entraîner à la sincérité et à l’ardeur de ma foi. Ne cédez plus si aisément à vos inquiétudes de catholique, de patriote et de père de famille, qui accroissent vos souffrances physiques et vos insomnies, si