Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/622

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne s’étant pas encore vus, ils étaient condamnés à ne jamais se voir.

Voici l’une des premières lettres de Péhant :

Nantes, 26 mai 1869.


Cher et illustre ami,

Le brave G…, qui m’a donné tout son cœur, s’est empressé de m’apporter ce matin le Correspondant qu’il venait de recevoir et où il n’avait pris que le temps de lire votre dernière page. J’ai en toute hâte appelé ma femme et ma fille, avec qui j’ai l’habitude de partager mes bonheurs, et nous avons lu ensemble et à haute voix, avec une émotion que je ne saurais vous peindre, l’admirable article que vous avez consacré à Jeanne de Belleville. Puissent nos bénédictions et nos larmes vous tenir lieu de récompense ! Vous avez rendu à ma famille la joie et l’espoir. Quant au sentiment d’orgueil dont je me suis senti pénétré. Dieu me le pardonnera sans doute, car il ne s’y mêlait aucune des fumées de l’amour-propre ; ma fierté avait pour unique cause la sympathie dont m’honorait une âme comme la vôtre. Si, quand je m’enthousiasmais avec G… aux admirables vers de Pernette, quelqu’un m’eût fait entrevoir comme possible de devenir un jour l’ami, l’ami publiquement avoué, de l’auteur d’un pareil chef-d’œuvre, moi qui ai le respect ou plutôt le culte des grands hommes, je n’aurais jamais osé croire à une si haute faveur du ciel.

Et pourtant cette amitié inespérée, cette généreuse sympathie qui semble oublier les distances de position et de talent, elle se manifeste et déborde à chaque ligne de votre article. Aussi me suis-je juré de faire désormais tous mes efforts pour ne pas me montrer trop indigne du témoignage que vous avez bien voulu rendre de moi au public, à l’Académie, à Autran, à Saint-René Taillandier. Loin de moi ces lâches découragemens sous lesquels se déguisaient peut-être de coupables intérêts et où ma paresse était heureuse de trouver un refuge. Mes écrasantes occupations de fabricant de catalogues vont lundi et mardi prochain me laisser deux journées libres, et j’ai promis à G… de lui porter mercredi matin les cent cinquante à deux cents premiers vers de ma Jeanne la Flamme. En voyant un dédaigneux silence s’épaissir autour de mon premier poème, j’en étais venu à n’attribuer qu’à la complaisance ou même à la pitié les quelques encouragemens que j’avais reçus. Aujourd’hui, croyez-le bien, je ne m’abuse pas plus qu’hier sur certaines défectuosités de mon drame épique ; mais je serais injuste envers vous si je ne lui reconnaissais pas quelque peu de vitalité et de valeur. La bonté naturelle de votre cœur et le désir de venir en aide à un ami en souffrance ont évidemment doublé votre indulgence, mais Victor de Laprade a vis-à-vis du public et de la postérité une responsabilité trop grande pour pousser l’indulgence jusqu’à se faire le parrain d’une œuvre dépourvue de toutes qualités de pensée ou de style. Je vais donc reprendre avec confiance ma chanson de geste et la poursuivre, sans interruption volontaire, aussi loin que Dieu m’accordera de la conduire…[1].

  1. Lettre inédite.