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En cinq mois, le tout a été fait, et le rêve accompli. Je vais dans un mois me retirer à Vienne, où je me délecte à l’idée de vivre tranquillement et en flâneur. J’étais là-bas un très mesquin avocat. Votre prophétie à cet égard avait complètement menti. Mais j’avoue que d’un autre côté elle s’est réalisée au-delà de toute possibilité. Aussi, je me constitue votre débiteur d’un dîner comme je suis votre créancier d’un autre dîner à l’endroit du malheureux Manfred[1] ; périsse sa mémoire ! J’ai retiré tous les exemplaires restans de la circulation, et je les ai condamnés au feu.

Vous êtes marié, tant mieux. Sur mon honneur, je crois que c’est là le bonheur. J’ai failli l’être. On ne m’a pas trouvé assez riche. Voici ce qui m’a relancé dans les rimes ; sans cet échec, je serais là-bas en robe noire ! J’avais résolu d’avance un autodafé de mes barbouillages ; je m’étais promis d’y renoncer, et j’aurais tenu parole. Je suis devenu plus nonchalant que jamais. J’aime le soleil, les promenades, la fumée du tabac, les journées sans visites, et je me donne au diable au milieu de toutes mes préoccupations. Il faut que chaque matin je combine d’avance l’emploi de chaque heure, pour économiser le temps. Jugez du tracas. Je vous donnerai des détails plus tard, en gros ; j’ai vécu ces cinq dernières années sans aventures, sauf que j’ai sacrifié au dieu Cupidon. Je me suis aperçu que j’aimais beaucoup les femmes, et cette découverte a fait, du reste, que je me suis fort peu occupé du barreau et privé de tout souci de ce que pouvait souffrir mon amour-propre d’avocat. Aussi la barque allait toute seule à la dérive, sans que je me donnasse la peine de ramer, et même j’étais décidé à me retirer tout à fait à la campagne pour y fainéantiser à mon aise, quand est arrivée cette révolution fantastique dans mon existence. Ce n’est donc point parce que j’ai eu des déboires que j’ai composé Lucrèce. J’étais très indifférent aux propos et à la perte de mes procès, mais je m’ennuyais quand je n’avais pas à parler d’amour, comme dit Hernani, et je rimais pour alterner avec le sommeil dont était rembourré mon fauteuil.

A propos d’Hernani, il paraît qu’Hugo est furieux contre moi[2]. Il me

  1. Cette traduction du poème de Byron avait été son premier ouvrage. Il l’avait publiée en 1837 chez Gosselin, l’éditeur romantique. Elle était franchement mauvaise, et il avait fallu toute l’indulgence de Charles Magnin pour y découvrir « plusieurs des qualités qu’il retrouva dans Lucrèce. » Cf. la Revue des Deux Mondes, du 1er juin 1843.
  2. Ponsard ne savait pas si bien dire.
    J’ouvre le second tome de Choses vues, par Victor Hugo, et j’y lis sous la date de 1845 :
    « Au cours des représentations de la Lucrèce de M. Ponsard, j’eus avec M. Viennet, en pleine Académie, le dialogue que voici :
    M. VIENNET. — Avez-vous vu la Lucrèce qu’on joue à l’Odéon ?
    Moi. — Non.
    M. VIENNET. — C’est très bien.
    Moi. — Vraiment, c’est très bien ?
    M. VIENNET. — C’est plus que bien, c’est beau.
    Moi. — Vraiment, c’est beau ?
    M. VIENNET. — C’est plus que beau, c’est magnifique.